lundi 10 mars 2014

La vie mondaine.


La vie mondaine.

L'Exposition nous ramène quelques visites princières, devenues rares en notre Paris démocratisé. A l'aide de l'incognito, les princes étrangers viennent nous rendre visite, sachant bien que la France hospitalière et courtoise existe toujours, et qu'il est encore dans son aristocratie des salons qui ne demandent que l'occasion de prouver à nos hôtes combien nous nous réjouissons de cette fidélité dans leur sympathie.
En ce moment, le prince et la princesse de Galles sont à Paris. Oublieux de la politique, accompagnés de tous leurs enfants, ils sont venus, en simples excursionnistes, visiter les merveilles accumulées au Champ de Mars, et faire connaissance avec la Tour géante, cette Babel des temps modernes, autour de laquelle règne déjà la plus étrange confusion de tous les idiomes.
La princesse de Galles, après vingt-six ans de mariage, a conservé la beauté et la grâce de sa jeunesse; très aimée en Angleterre, elle ne compte que des sympathies dans notre société parisienne, où ses instincts raffinés et son charmant esprit trouvent satisfaction. Aimant le luxe, la grande vie et la toilette, elle apprécie nos modes, qu'elle porte à merveille. Ces jours derniers, aux fêtes de Sheen-House, elle a fait sensation, vêtue d'une robe de brocart gris broché d'argent, et coiffée d'un délicieux béguin de dentelle fixée par des épingles en rubis.
Le prince de Galles n'est pas seulement connu par les photographies que l'on voit dans les vitrines des boulevards. Depuis bon nombre d'années, il vient régulièrement à Paris, fréquentant les salons, les théâtres, les clubs, vivant de la vie parisienne en véritable Parisien, et dans l'indépendance de toute étiquette; aussi compte-t-il dans notre société un grand nombre d'amis sincères et dévoués.
Toujours gai, d'une santé robuste, infatigable au plaisir, il se plait à suivre le mouvement de notre capitale, et on peut dire que jamais prince ne fut reçu avec plus de cordialité, plus de plaisir, de la part de ceux qui, chez nous, peuvent encore recevoir des princes.



Sa taille, depuis quelques années, s'est épaissie, mais cet embonpoint donne à sa personne de l'élégance. Par suite, il a choisi des vêtements larges et commode que la mode masculine a immédiatement imités.
Dans quelques jours, l’Épatant donnera sa représentation annuelle, et il y aura fête en l'honneur du prince de Galles, que l'on sait amateur de ce genre de spectacle. Le programme promet aux membres du Cercle et à leurs invités une de ces inoubliables soirées artistiques qui marquent d'une date glorieuse les annales du Cercle artistico-mondain.
Depuis nombre d'années, Paris ne s'était autant amusé qu'en ce bienheureux printemps de 1889; les réjouissances se succèdent ne laissant pas un moment de repos à nos mondaines.
Dans la journée, on va à l'Exposition; il est très select de déjeuner au cabaret roumain ou au village javanais, avec des mets exotiques de la plus étonnante fantaisie et au son d'une musique plus étonnante encore. Le soir, la Tour Eiffel est le rendez-vous mis à la mode par le high-life; on y vient dîner et jouir des douces fraîcheurs et des tièdes parfums de l'espace.
C'est la comtesse Chandon de Briailles qui, la première, a conçu cette idée originale d'inviter ses amis à ce dîner aérien. Le succès a été très vif, aussi s'occupe-t-on déjà de toilettes qui seront de mise pour ce genre de réunion. Disons tout de suite que les toilettes Eiffel auront un cachet de grande simplicité, mais une simplicité élégante, du plus gracieux effet. Elles se feront d'étoffes souples aux teintes claires, abritées par des coiffures à la Watteau.

En voici deux forts jolies que nous avons vues en préparation pour un de ces repas célestes: l'une est en soie molle gris lune, avec jupe toute unie très légèrement drapée, laissant à peine voir la jupe de même soie crème. Le corsage-veste avait les devants en guipure garnissant l'encolure légèrement échancrée devant et dans le dos. Un gilet en crêpe de Chine blanc était retenu à la taille par un ruban crème retombant de côté. La seconde était en voile blanc, avec manches Empire et corsage coulissé, serré à la taille par une large ceinture que fixait une très haute boucle d'or ciselé.
Cette saison est en possession de fournir aux Parisiennes un autre genre de plaisir en plein air: je veux parler des courses. C'est là que l'on va uniquement pour en revenir, pour figurer dans le défilé du retour. Les toilettes que l'on y voit sont de deux sortes: c'est le costume tailleur, genre anglais très correct, ou la toilette française, faite de soie molle, de lainage léger, de teintes pâles ou de couleurs voyantes. 

Les coiffures sont mignonnes comme des béguins d'enfant, ou plates et larges comme des ombrelles, ornées de plumes et de fleurs. Les fleurs ont, cette saison, une recrudescence de vogue, on en met à profusion; la dernière éditée, c'est le soleil, de ton jaune ou crème qui s'étale sur des chapeaux immenses.
Puisque nous parlons des costumes de courses, en voici un, que la maison Lipman prépare pour une élégante Parisienne, à l'occasion du Grand Prix. Il est fait en armure droite bégonia de deux tons. La jupe, très légèrement et gracieusement drapée devant, est ornée d'une haute application de dentelle bragance, remontant du côté gauche jusqu'à la ceinture. dans le bas, les dents de la dentelle reposent sur une jupe de ton plus clair. Le corsage, fort joli, est rehaussé d'application bragance, formant un fichu très gracieux sur transparent bégonia clair. L'ombrelle est assortie avec longue béquille terminée par une boule contenant la houppe à poudre et une petite glace indispensables à nos coquettes.
Parmi toutes les fêtes qui ont eu lieu dans cette fulgurante quinzaine de juin, le bal costumé que vient de donner M. Cernuschi fera époque dans les annales du high-life; on se serait cru en pleine magie, dans les splendides salons peuplés de bibelots rares, d'objets précieux rapportés par le maître de la maison de son voyage en Orient. Entre autres choses curieuses, l'on y voit une idole gigantesque, pour laquelle il fut nécessaire d'agrandir les portes de l'hôtel, afin de lui livrer passage.
Dans ce cadre merveilleux ont défilé de splendides toilettes. entre toutes, le costume persan porté par la belle et charmante Mme Benardaki a été le plus remarqué et le plus admiré. Certes, si l'on eût, ce soir-là, décerné un prix de beauté et d'élégance, Mme Benardaki l'eût emporté à l'unanimité. Grâce à l'amabilité de Worth, qui en est l'auteur, nous pouvons en donner une reproduction. 



Mais ce que le dessin ne peut rendre, c'est le scintillement des pierreries et le chatoiement des couleurs. Imaginez une longue tunique de satin crème ornée de broderie avec incrustations de pierres précieuses remontant en gerbe sur la traîne immense, qui étincelle de mille feux; les contours sont en outre soulignés d'une bande de zibeline. cette tunique laisse entrevoir une jupe également brodée de pierreries, s'ouvrant sur une sorte de chemise de gaze persane retenue au bas de la taille par une écharpe en crépon de Chine rose, nouée de côté et brodée de perles fines. Sur la poitrine sont deux larges pattes semées de pierreries, surmontées d'un collier artistique qui suit le décolleté du corsage. Comme coiffure, un schako de velours rouge, rehaussé de plumes noires et couvert de serpents de perles fines, de bijoux précieux et de diamants énormes à rendre jaloux le schah de Perse. A la main, un colossal éventail de plumes blanches mélangées de plumes irisées.

                                                                                                   Le Masque de Velours.

Revue illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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