vendredi 14 mars 2014

La cantine de la mère Calvet.

La cantine de la mère Calvet.


A gauche du Palais du Ministère de la Guerre, l'angle d'une vaste bâtisse est occupé par un cabaret, pareil à cent autres, avec le traditionnel comptoir et la vaste banne qui recouvre d'ombre les petites tables entourées de chaises, sur le gravier criard. Mais l'enseigne, une étroite bannière tricolore en fer-blanc, qui balance ces seuls mots: " Mme Calvet, ex-cantinière du 1er Zouaves." arrête les yeux, et voici que sur le seuil, en robe noire, la poitrine barrée d'une brochette de rubans aux tons multicolores et fanés que terminent des petites médailles brillantes, la maman Calvet elle-même se tient, à peine âgée, les cheveux noirs encore, avec l'excellent visage qu'ont les mères qui seront grand'mères bientôt...



La brave femme! Accueillante et un peu brusque, elle vous fait servir du vin blanc pas mauvais à vingt sous le litre et, avec une tranche de jambon, deux sous de pain. Elle sourit aux appétits qui ont de belles dents. Volontiers, elle trinque avec ses clients, et si l'on cause, si on la questionne, elle ne se fait pas prier pour conter, oh! sans orgueil, très simplement, son héroïque histoire. Le métier de soldat, c'est dans le sang, n'est-ce pas? Elle est enfant de troupe, sa mère était cantinière aussi, mais dans la Grande-Armée, et son père médaillé se Sainte-Hélène! Quant à ses propres campagnes, elle les porte écrites sur sa poitrine. Les voici: à côté de la médaille militaire, ce sont celles de Crimée, d'Italie, de Syrie, du Mexique, de France; et celle-là brûle le cœur!
Mais ce qu'elle ne dit pas, la brave femme, c'est qu'à Solférino, elle eut sa courte jupe traversée de treize balles, pendant qu'elle soignait les blessés, et, que pour ce fait, le galon de premier soldat lui fut cousu au bras sur le champ de bataille, sur l'ordre de son capitaine Willette. Elle oublie de dire aussi qu'ayant reçu la défense de s'embarquer pour la Syrie, parce qu'elle était enceinte, elle partit quand même et accoucha à son arrivée, afin d'être prête au combat! Puis, après la Commune, dans son incessant besoin de se dévouer aux malheureux, elle s'exile avec les déportés à Nouméa, et ne revint qu'à l'amnistie, pour partir aussitôt à Panama, qu'elle n'a quitté que lorsque le travail y a été abandonné...
Maintenant, elle attend la revanche, et en trinquant avec elle, dans la petite cantine qu'elle tient à l'Exposition, j'ai vu ses yeux briller de joie à la pensée d'aller offrir une fois de plus aux balles ennemies sa poitrine de Française!
Pas vrai, mère Calvet?

                                                                                                              Rodolphe Darzens.

Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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