mercredi 26 mars 2014

Dansons.

Dansons.


Depuis un demi-siècle, les pays civilisés sont atteints d'une manie qui se manifeste sous une triple forme, et offre ce caractère remarquable qu'elle sévit sous les latitudes les plus différentes, en Russie comme en Italie, en Allemagne comme en France. C'est la manie des Expositions, des Ligues et des Congrès.
Sans parler des colossales foires internationales dont Paris a vu , en 1900, le spécimen dernier, espérons-le, tout est prétexte à exposition de détail: la cuisine et les chiens, les fleurs et les oiseaux, les beaux arts et les instruments. 
Toute idée, bonne ou mauvaise, dans n'importe quelle sphère, réunit autour d'elle quelques adhérents qui se forment aussitôt en Ligue: ligue contre l'alcoolisme, ligue en faveur des boissons, ligue contre et pour l'usage du tabac, ligue des droits de l'homme et ligue des revendications féminines. Nous aurons, un de ces jours, la ligue des potaches et celle des nourrissons.
De même on fait des congrès à propos de tout et même de rien. Deux personnes qui exercent le même métier ou le même art, l'un à San-Francisco, et l'autre à Lille en Flandre, se mettent en correspondance, convoquent leurs confrères des autres pays, et un nouveau Congrès voit le jour et honore de sa réunion annuelle successivement les différentes villes d'Europe.
Il n'y a certainement pas grand mal à cela. Je ne sais pas trop si ces congrès multiples favorisent beaucoup le progrès dans les différentes branches des arts, des sciences et de l'industrie. Mais ils ont toujours un avantage, celui de procurer la satisfaction d'un petit voyage aux délégués, généralement aux frais d'une association qui se considère comme très honorée d'être représentée au congrès des dentistes de Genève, ou des pédicures de Rotterdam. On se réunit, on cause, on banquette, on fait des discours et des toasts, et les gouvernements généreux répandent, sur les étrangers, une pluie de décorations multicolores, ce qui vaut mieux à coup sur que de leur envoyer une pluie d'obus. Puis chacun rentre chez soi, et ajoute fièrement à ses titres, celui de "ancien délégué de Fouilly-les-deux-canards, au congrès international de Francfort." Somme toute, si cela ne fait pas de bien, cela, comme dit l'autre,  ne fait de mal à personne.
La dernière manifestation de ce genre vient d'avoir lieu à Berlin et avait pour objet la danse. Le congrès de la danse avait pour président d'honneur, excusez du peu!, S. M. l'Empereur Guillaume II. Ce souverain, dont l'omniscience s'étend à toutes les branches de l'activité humaine, partage, sans doute, l'opinion du maître à danser de M. Jourdain: "Il n'y a rien qui soit qui soit si nécessaire aux hommes que la danse. Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela n'est venu que faute de savoir danser."
L'Empereur d'Allemagne ne se borne pas à une sympathie platonique pour l'art chorégraphique. Le président du congrès en question a rappelé, dans son discours, qu'à un récent bal de la Cour, Sa Majesté, avisant un officier qui ne dansait pas dans les règles le pas du menuet, l'appela et lui montra, lui-même, la manière dont ce pas devait être dessiné. L'officier, honteux et confus, courut au cours de danse, et ne reparut au palais que quand il sut le salut du menuet aussi bien que l'exercice du fusil.
La France était représentée, à ce congrès,  par le président de "l'Académie internationale des auteurs et maîtres de danse". Voilà un beau titre que vous ne connaissiez pas et que je suis heureux de vous apprendre. Ce n'est pas un mince sujet de gloire, pour notre patrie, que de compter, parmi ses enfants, le président des professeurs de danse de tous les pays. Sous sa direction, le congrès de Berlin a pris des décisions qui vont combler d'aise un grand nombre de personnes, en France et à l'étranger. Il a d'abord proscrit les contorsions simiesques connues sous le nom de cake-walk et boston des fous, et cette sévérité ne mériterait que des applaudissements sans la solennité avec laquelle elle s'est exprimée et qui fait un peu sourire: "Les programmes des maîtres de danse, dit l'arrêt, doivent rester dignes de l'art qu'ils servent." Cette phrase mémorable fait forcément songer au professeur de M. Jourdain, dont nous parlions tout à l'heure.
"Lorsqu'un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d'un Etat, ou au commandement d'une armée, ne dit-on pas toujours: un tel a fait un mauvais pas dans telle affaire? Et faire un mauvais pas peut-il procéder d'autre chose que de ne pas savoir danser?"
Je ne suis aucunement un ennemi de la danse: c'est une distraction qui en vaut une autre, et une gymnastique favorable au développement de la force et de la grâce de la jeunesse. Je trouve seulement un peu exagéré qu'on élève à la hauteur d'un pontificat le professorat de cet exercice. Mais, cette légère critique faite, je reconnais que MM. les maîtres de danse ont fait preuve de bon goût et de bon sens en repoussant les grotesques grimaces épileptiformes qui constituent les danses américaines nouvellement importées, et auxquelles, malheureusement, avaient fait accueil en Europe non seulement les tréteaux de foires, mais quelques salons de haut parage.
Sur ce point donc, complète approbation au congrès chorégraphique. Mais voici où je prends l'humble liberté de blâmer complètement ses décisions. Il a banni, en termes fort durs, la formalité qu'il appelle "absurde et surannée" et qui consiste dans les bals mondains, à imposer aux jeunes gens l'obligation de se faire présenter avant d'inviter une danseuse. Il n'y a pas, a dit le congrès, de coutume plus nuisible au développement de la danse. C'est cette formalité, ajoute-t-il, qui fait faire tapisserie pendant tant d'heures dans les bals à tant de jeunes filles et jeunes femmes, et qui empêche  les trois-quarts des danseuses de danser.
Là, MM. les maîtres de danse semblent avoir un peu outrepassé leur rôle. Ils sont chargés d'apprendre les belles manières extérieures et la façon dont on doit faire aller ses bras et ses jambes en cadence, pirouetter en mesure ou battre un entrechat. Mais ils se mêlent de choses qui ne les regardent pas, en voulant imposer aux pères et mère de famille une mode d'éducation de leurs enfants. Ce qui distingue et distinguera toujours le monde de bon ton du monde vulgaire, ce sont précisément ces usages que les congressistes appellent surannés, et qui constituent la politesse délicate. La présentation est une des rares bonnes choses qui nous soient venues d'Angleterre. Sans doute, il ne faut pas aller jusqu'à l'excès. Un jour, un Anglais avise sur un bateau un voyageur nonchalamment adossé à la chaudière. Il appelle le capitaine du navire. "Je vous prie, lui dit-il, de me présenter à ce gentleman." Les deux voyageurs nommés l'un à l'autre, l'Anglais dit avec calme à son nouvel ami: "-Monsieur, j'ai voulu vous être présenté pour vous dire que, depuis un quart d'heure, vous brûlez votre paletot à la chaudière."
Poussé à ce point le formalisme est excessif. Mais il ne me semble pas l'être quand, dans une réunion, un jeune homme ne sera admis à danser avec une jeune fille qu'après avoir été présenté à ses parents. Il y a là une garantie, bien légère encore, mais qui vaut mieux que l'absence de toute garantie. La personne qui présente est un répondant qui atteste l'honorabilité du présenté, et plus le cercle des relations s'étend, plus cette formalité apparaît nécessaire. Les invitations à une fête mondaine se font souvent fort à la légère. Un jeune homme y est prié sur la demande du cousin d'un ami du fils de la maison, sans compter que, dans les grandes villes, nombre de jeunes gens ne se font pas faute d'aller à des bals où ils n'ont pas été invités le moins du monde. Et c'est à ces inconnus que les mères confieraient leurs filles dans des tête-à-tête d'un quart d'heure, alors que, dans la rue, elles ne leur permettraient pas d'échanger deux paroles ensemble!
La présentation se fait, sans doute, comme l'invitation, légèrement, trop légèrement. Si l'on veut faire des réformes sur ce point, il faudrait non pas la supprimer, mais la rendre plus sérieuse; en faire non une formalité banale, mais une garantie réelle. Les congressistes prétendent que cette coutume est contraire aux bons usages et au bon ton. C'est exactement le contraire, et la science chorégraphique ne suffit évidemment pas à apprendre toutes les délicatesses sociales. Les bons usages ne consistent pas plus à envoyer une jeune fille pirouetter avec un inconnu, qu'à dire aux gens: "Comment vas-tu, ma vieille?"  au lieu de leur serre la main. Le vœu des maîtres de danse est un effort de démocratisation et, grand Dieu! nous en avons assez ailleurs de la démocratie! Gardons encore quelque chose des bonnes manières et des mœurs distingués d'autrefois.
Que les maîtres de danse consultent sur ce point leur auguste président d'honneur, S. M. l'Empereur Guillaume: ils verront sa réponse.

                                                                                                                     H. du Plessac.

L'Ouvrier, journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 25 mai 1904.


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