jeudi 6 mars 2014

Causerie scientifique.

Causerie scientifique.


On aurait tort, quelquefois, de dédaigner les vieux remèdes. Dans les pharmacopée du XVIIe siècle, on parle d'un cordial extraordinaire, à la fois excitant, stomachique et diurétique, qui remettait sur pied les affaiblis et les convalescents. Ce remède était l'acide secrété par les fourmis, qui fut appelé plus tard acide formique. L'acide formique exerce une action très certaine sur le système musculaire. On vendait jadis, chez les apothicaires, une potion à base de fourmis qui portait le nom d'"Eau de Magnanimité d'Hoffmann." J'en avais perdu la composition exacte. M. Lignoux, de Tours, en bouquinant sur les quais trouva des renseignements dans le Dictionnaire économique de Noël Chaumet, prêtre, curé de la paroisse de Saint-Vincent de Lyon, et me les a transmis. M. le docteur P. Guigues, professeur à la Faculté française de Médecine de Beyrouth (Syrie), m'a, de son côté, envoyé la recette qu'il a lue dans la Pharmacopée universelle, de Lemery, 1754.
Première formule: "Écrasez, dans un mortier, deux poignées de fourmis vivantes, et, après les avoir mises dans une cucurbite de verre, couvrez la cucurbite et laissez la matière en digestion jusqu'à ce qu'elle soit réduite en liqueur. Pour lors, adaptez vos vaisseaux, lutez-en les jointures et distillez au bain-marie. Ensuite, il faudra aromatiser l'eau distillée, en y faisant infuser un petit moult de cannelle concassée, ou en y mêlant un verre ou deux de cannelle ou seulement deux gouttes de son essence, etc. Il faut garder cette eau dans des bouteilles bien bouchées. Elle est propre pour dissoudre et résoudre les humeurs, pour résister au venin, exciter les esprits. On la donne depuis une dragée jusqu'à deux."
Deuxième formule: "Prenez des fourmis, deux poignées; de l'esprit de vin, une pinte. Laissez-les en digestion dans un vaisseau bien clos, jusqu'à ce que la putréfaction les ait entièrement dissoutes en liqueur. Après cela, distillez-les au bain-marie et parfumez la liqueur distillée avec un peu d'eau de cannelle." Telle est l'Eau de Magnanimité.
M. le Dr Guigues fait remarquer, dans la lettre qu'il a bien voulu nous écrire, que si le nom pompeux de ce médicament est tombé dans l'oubli, il n'en est pas de même du produit dont on retrouve la formule dans les pharmacopées officielles d'Allemagne et de Suisse. Cette dernière le fait toujours préparer par distillation des fourmis dans de l'alcool. L'Eau de Magnanimité est, en définitive, une solution alcoolique d'acide formique.
Les propriétés excitantes de l'acide des fourmis, ajoute aussi M. le Dr Guigues, sont connues depuis bien longtemps. Les Maures arabes employaient l'acide des fourmis en friction. Le baume de Mynsicht contenait de l'huile de fourmis. On sait bien qu'un dérivé de l'acide formique, l'aldéhyde formique, ou formol, est un des plus puissants antiseptiques connus.
Assez récemment, on a repris l'étude de l'acide formique au point de vue physiologique et thérapeutique, notamment MM. Garrigue d'une part et Clément de l'autre. D'après leurs recherches, les anciens auraient mis la main, peut être sans s'en douter assez, sur un médicament d'une extrême importance. L'acide formique augmenterait considérablement la force musculaire et la résistance à la fatigue. M. Clément, de Lyon,  a absorbé de l'Eau de Magnanimité à la dose de 10 gouttes, quatre fois par jour, dans un peu d'eau alcaline pour neutraliser son acidité trop grande. Presque immédiatement, on est pris d'un besoin de mouvement continuel. Un travail nécessitant certains efforts comme la marche en ascension, l'escrime, etc., apparaît comme très facile; la fatigue vient beaucoup moins vite. Par l'usage de l'acide formique, on voit disparaître cette sensation de lassitude des membres que beaucoup de personnes éprouvent le matin au réveil, et qui leur fait dire qu'elles sont plus lasses quand elles s'éveillent que lorsqu'elles se couchent. Il en serait de même de cette sensation de lassitude générale et d'accablement que tout le monde ressent, plus ou moins, pendant les journées orageuses.
Ces appréciations pourraient à tout bien prendre, n'avoir qu'une valeur relative, aussi M. Clément les a confirmées dans une Note à l'Académie des Sciences, en citant des expériences faites sur un jeune homme de vingt-deux ans à l'aide de l'ergographe de Mosso. Avec cet instrument, on peut mesurer l'énergie musculaire. On soulève, avec le médium par exemple, un poids de 5 kilog. jusqu'à épuisement de la force; puis après une minute de repos, on recommence la traction qui élève le poids. Les élévations de poids sont enregistrées sur un cylindre tournant, par une pointe qui se déplace sur un papier noirci avec du noir de fumée.
Dans l'état ordinaire, l'expérimentateur fournit cinq périodes de travail comprenant ensemble 132 élévations, représentant au total 21 kilogrammètres: première période, 56 élévations, travail 11,8 kilog. Deuxième, 28 élévations 3,9 kilog. Troisième, 22 élévations et 2,4 kilog. Quatrième, 14 élévations et 1,3 kilog. Cinquième, 12 élévations et 1,6 kilog. Tel fut le maximum d'effort.
On soumit le sujet trois jours de suite à l'usage de l'acide formique, et on recommença l'expérience. Première période, 103 élévations, 27,5 kilog. Deuxième période, 65 élévations, 15,26 kilog.Troisième période, 51 élévations, 11,72 kilog... jusqu'à une dixième période à 27 élévations de 4 kilog. Total: 479 élévations et 106 kilogrammètres.
D'où résulte qu'après l'emploi  de l'acide formique l'opérateur a fourni 10 périodes de travail au lieu de 5, et 479 élévations au lieu de 232. Soit 106 kilogrammètres au lieu de 21 kilogrammètres. Bref, l'acide formique a provoqué un travail cinq fois plus grand qu'un travail normal. Aucune substance connue n'a donné, jusqu'ici, un pareil excédent d'énergie. Sous l'influence de l'acide formique, les muscles fatigués récupèrent très vite leur énergie; il suffit d'augmenter d'une demi-minute le repos intercalaire des périodes de travail pour voir le sujet faire un travail supérieur à la période de travail précédente. Si l'on porte à 5 minutes l'intervalle de repos, il récupère la force qu'il avait à la deuxième période de travail.
Les doses d'acide formique employées dans les essais précédents n'ont pas dépassé 40 gouttes par jour, neutralisées avec  du carbonate de soude et prises en deux fois dans un demi-verre d'eau.
Cette Note de M. Clément à l'Académie a provoqué une autre note de M. L. Garrigue, qui a étudié pendant des années l'influence de l'acide formique, sur l'organisme. M. Garrigue emploie, de préférence à l'acide formique, des formiates de soude et de chaux. Il a injecté des solutions dans les veines, puis dans le tissu cellulaire des lapins. Les doses supportées furent très élevées  et le résultat rapide. Les lapins acquirent de la vivacité, et leur appétit fut considérablement accru. Après quoi, M. Garrigue n'hésita pas à se prendre lui-même comme champ d'expériences. Il s'injecta pendant plusieurs jours des doses croissantes de formiates de soude. Le résultat fut rapide: l'appétit très augmenté, ainsi que l'activité cérébrale et physique. Il a pu prendre sans inconvénients, aux repas, 3 grammes de formiate de soude, marin et soir. Il en absorba 1 gramme par repas pendant un mois.
Le premier effet des formiates, injectés ou absorbés par l'estomac, est de relever la tension artérielle. Le malade se sent rapidement plus solide, les idées sont plus gaies, les nuits meilleures, l'appétit revient plus vite (on a opéré sur des tuberculeux). Les échanges intimes sont considérablement activés car l'urée augmente, et si la dose administrée est un peu forte, la quantité d'urée dans les urines peut augmenter de plus du double; M. garrigue a vu des sujets qui excrétaient 20 grammes d'urée par jour et rendre, cinq jours après l'administration des formiates, 42 grammes.
Quelle est l'action des formiates? Elle reste pour nous encore très obscure. M. Garrigue dit: "Les sels formiques n'agissent pas dans leur masse, mais par l'impulsion qu'ils donnent aux échanges; ils se fixent dans l'organisme; aussi leurs effets non seulement s'accumulent, mais se multiplient à l'infini."
Quoi qu'il en soit de la théorie, les faits existent, et ils sont très intéressants.

                                                                                                         Henri de Parville.

L'Ouvrier, Journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, n°5, 18 mai 1904.

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