jeudi 13 mars 2014

Automédons

Automédons.

Durant la saison qui va commencer avec les premiers jours de novembre, il est trois choses qui deviennent essentiellement parisiennes: une trinité devant laquelle s'inclinent les athées les plus féroces, et vers laquelle les lèvres gourmandes des femmes balbutient des prières mouillées. Cette trinité se compose de la truffe, de l'huître et du marron glacé.
Or, pour avoir une truffe, il faut, au préalable, qu'elle ait passé par le groin d'un porc, hélas! Pour manger une huître; il est nécessaire de lutter contre une écaille dure, parfois sordide, hélas! hélas! Quant au marron, il sort d'une enveloppe épineuse, sur laquelle se sont meurtris de piqûres les doigts des récolteurs, trois fois hélas!
Eh bien, Paris, ville exquise d'urbanité, de joie, de folie aimable; Paris, fruit paradisiaque de l'humanité; Paris, qui fait rêver les jeunes filles lointaines et soupirer de souvenirs les vieillards les plus coriaces; Paris, la cité de la gloire et du génie, la pulpe gigantesque de l'humanité, Paris ressemble  aux trois gourmandises parisiennes: truffe, huîtres et marrons, en ce que, pour y goûter, il faut vaincre un obstacle plus épineux que l'enveloppe de la châtaigne, plus dur et plus solide que l'écaille de l'huître, et plus dégoûtant que le groin de porc; et cet obstacle effroyable, capable de mettre en fuite les jeunes filles souriantes et les coriaces vieillards, c'est le cocher de Paris.
Le provincial ou l'étranger qui débarque dans une de nos gares, avec grand tralala de bagages, se heurte, dès l'abord, à cette chose rébarbative. 


Il semble qu'il devienne, entre les mains des gens armés du fouet symbolique, une sorte d'esclave, une matière à tortures. Entrer à Paris, signifie passer par l'écrou de quelque geôle effroyable, surveillé par de féroces gardes-chiourme. Le malheureux voyageur, escomptant la proverbiale aménité du Parisien, espérait des sourires, et il est accueilli par des jurons farouches; il croyait, le pauvre diable, qu'en ce pays libre, il jouirait de la liberté, et que nul tyran ne l'écraserait de son dédain, et, subitement, il tombe sous la coupe du plus féroce et du plus néronien des bourreaux: le cocher.



Allez dans une gare prendre des notes, vous verrez à quel excès de désespoir peut être réduit un infortuné touriste, assis sur sa malle, dans le tumulte de l'arrivée, et pleurant, comme les juifs de Babylone; pour un peu, il suspendrait aux becs de gaz de ce rivage inhospitalier sa cithare, s'il en avait une, et bramerait en mineur, avec beaucoup de bémols angoissés, le Super flumina Babylonis


Quelques-uns lèvent vers le plafond les bras de Jérémie, et implorant le dieu de Paris: Police ou conseil municipal; d'autres, courbant leur dos lassé, à la façon de Job, maudissent Carnot, ce Jéhovah de la France. Les cochers en sont cause, n'est-ce point épouvantable? Songez que, peut être, la grande alliance des peuples, que nous rêvons tous, sera retardée de plusieurs siècles par des chapeaux cirés qui se croient inviolables.
Qui sait si les vieilles rancunes provinciales, ces rancunes contre Paris, qui nous étonnent tant parfois, ne viennent pas de quelques mauvais procédés des chevaliers du fouet, empereurs du pavé en bois.
O Parisien, mon frère, sors enfin de ton indifférence, car toi aussi tu souffres du cocher; tu t'es peut être battu avec un de ces pirates terrestres; tu es allé au poste; tu as payé très cher une heure de voiture allant trop lentement; ta femme a été insultée, lorsqu'elle était seule, par ces gens qui se sont mis, en s'asseyant sur leur siège, au dessus de toutes les lois. Les lois étant à zéro sur le thermomètre politique, le cocher se trouve à 16°, température des vers à soie. O Parisien, mon frère quand donc sortiras-tu de ton indifférence? Regarde les pleurs couler sur les joues provinciales et étrangères! Entends les gémissements des victimes du pourboire! Songe à tes propres colères, trop tôt apaisées! 



Toi, Parisien, qui a eu la force de faire des tas de révolutions, de Caboche à Danton, de la Ligue aux Septembrisades, de la Fronde au 4 septembre; et qui as osé effacé Dieu du fronton des temples maçonniques, pourquoi restes-tu courbé sous le fouet des automédons. Est-ce que tu deviendrais nègre, par hasard? Sois du Midi si tu veux, mais pas à ce point; il n'y a pas encore de cannes à sucre dans la plaine Saint-Denis, et le coton ne fleurit pas à Montmartre. Je t'en prie, Parisien, mon frère, ne continue pas à être nègre; réveille-toi, redeviens blanc. Soit un visage pâle, il en est temps.
Va demander au préfet de police, ou à Dieu le père, reconstitué pour la circonstance, un bon décret qui te délivre, puisque tu es incapable de te délivrer; ne souffre plus qu'on te dise: "j'vais relayer!" sans répondre: "Mange!" ce qui serait une satisfaction. Et termine par une prière:
"Sainte Police, vous qui êtes la tour d'ivoire et le lys noir, immaculée Police, ora pro nobis, que votre volonté soit faite aussi bien sur la chaussée que sur le trottoir. Donnez-nous aujourd'hui notre fiacre quotidien, et délivrez-nous du pourboire. Amen."
"Que sur chaque voiture, en évidence, une pancarte soit établie, avec ce mot: libre ou cet autre mot: relais, de façon que si nous avons des coups de poing à perdre et des discussions violentes à soutenir, nous puissions les réserver uniquement à la politique, où le besoin se fait de plus en plus sentir. Re-Amen.

                                                                                                             Emile Goudeau.

Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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