lundi 3 février 2014

Paris qui roule.


Paris qui roule.



A tour de roue, à triples guides et au trot allongé dans une avenue de rêve, une triomphale avenue cent fois plus longue et plus large que celle des Champs-Elysées, je voudrais, évocation magique, faire dévaler la cohue disparate des innombrables voitures qui polissent et usent quotidiennement la chaussée de Paris.
Et soudain, hanté par une convoitise plus raffinée, je préfère, en de modestes petits couplets, les chanter une à une très brièvement selon que les caprices de l'heure les attellent, à mesure que l'aube les pousse dehors ou que la nuit les remisent.




D'abord le matin, c'est la tapageuse carriole du laitier brinquebalant avec un cliquetis de ferblanterie; puis le tombereau à sonnette moissonnant l'ordure, les détritus des maisons encore assoupies. Il s'avance pesamment tiré par ses deux rosses résignées, aux jambes cagneuses, dont les sabots empâtés disparaissent sous les poils trop longs, et qui vont tête basse, langue dehors. Des deux côtés du chariot, secouant leurs mains gourdes, vêtus d'habits rapiécés, ayant autour du cou des cache-nez en corde sur lesquels bavent les chevelures compactes et sales, marchent des hommes qui portent sur leurs épaules, ainsi que des fusils, de larges pelles, et puis des femmes à madras, hâves, avec des yeux de pauvresses enfoncés dans l'orbite, qui clopinent, se dandinant au claquetage de leurs galoches, et laissant traîner derrière elles, avec des attitudes très lasses, leurs balais sur les pavés.
Sur le devant de la voiture sont pendus deux sacs où l'on met les choses précieuses: dans l'un les croûtons de pain, dans l'autre les faïences cassées dont les morceaux peuvent servir ou se rafistoler.
C'est aussi là que se balancent les vieilles bottines moisies, perdant leurs élastiques effilochés, et les ignobles chapeaux défoncés qui ont peut être abrités des rêveries d'assassins.




Devant chaque porte, les chevaux s'arrêtent tous seuls. Ils sont habitués. Les femmes poussent les détritus sur les pelles, en font des petits paquets plus commodes à recueillir. Les hommes les lancent à la volée dans le tombereau où se tient un gars en sabots gluants qui reçoit tout cela, le tasse, le piétine et l'aplatit.
Parfois il s'échappe une épluchure de pomme de terre ou une feuille de salade qui vient s'accrocher dans la crinière saumâtre du cheval mélancolique.
Les rats se poursuivent dans le ruisseau, avec des petits cris aigus.

On attend l'omnibus.

Tandis que le soleil émerge au-dessus des toits violets, et monte dans le ciel, ici sur les boulevards et dans les rues commencent à circuler les longs tramways qui poussent, ainsi que des phoques, de rauques aboiements et glissent, sans se fouler, emboîtés dans les rails, pareils à des wagons.




Les volumineux omnibus dégringolent aussi, impatient de leurs trois percherons, le cocher rougeaud, la face tannée par les intempéries des saisons, empaqueté sur son siège de cuir et ficelé de courroies comme un cul-de-jatte, le conducteur en équilibre sur l'étroite plateforme, blond, agitant ses bras recouverts de manches en lustrine, faisant marcher ses timbres à tort et à travers, celui-là même auquel l'administration recommande "la plus grande politesse", bien que parfois, il laisse choir les vieillards à la descente. C'est surtout quand l'eau tombe à torrents comme d'un crible que l'omnibus rend de réels services.
Devant le bureau soixante personnes coiffées de leurs parapluies et dont on ne voit pas la tête attendent anxieuses. Soudain, une petite fille crie: "Le voilà!". Tous les parapluies s'ébranlent à la fois, leurs dômes luisants se heurtent, les baleines s'entre-croisent, cinglent les visages, arrachent des yeux, pénètrent dans les cous qu'elle inondent "sans faire exprès". Et le véhicule accoste, pris de pitié, pour recueillir ces enfants, ces femmes, ces bonnes, ces messieurs, ruisselantes épaves.

Complet partout.




Tandis que les bêtes en sueur disparaissent sous la vapeur rousse qui les enveloppe, on se bouscule, on se précipite. Le conducteur abaisse un regard sur cette foule qui l'implore. Puis nonchalamment: "Complet partout!" Il tire une ficelle quelque part, rehausse son pantalon sanglé d'une ceinture de couleur, brodée d'inscriptions patriotiques: Alsace! ou: Qui vive? et l'équipage s'éloigne dans une mer de boue.
Les voyageurs, ceux qu'on appelle ainsi par une détestable ironie, puisqu'ils ne voyagent pas, remontent sur le trottoir, abrutis. La petite fille qui avait dit: "Le voilà!" trempe ses pieds dans la crotte pour s'amuser, une paire de bottines toutes neuves! Et le contrôleur, qui entre dans sa cabane, s'écrie en secouant un trousseau de clefs: "Ce sera pour la prochaine omnibus"
Le matin aussi, de la place de la Concorde au pré Catelan, se croisent les dog-cars, les phaétons, les charrettes anglaises des jeunes gens peintes et vernies comme des joujoux, les voitures de dressage des maquignons, et les mails pompeux sortis seulement pour une heure avec un dessus de panier de jeunes femmes fraîches clair vêtues. C'est un clubman entre deux âges "qui tient les ficelles", le bouton de rose thé sur le cœur, impassible et majestueux comme un évêque arménien à l'autel.
Les omnibus marchent seulement jusqu'à minuit.
Les fiacres seuls ne s'arrêtent jamais, jamais. Sous les rayons de midi comme parmi les épaisses ténèbres, ils vont, sans savoir.
Il y a des masses de fiacres, des verts, des noirs, des jaunes, comme il y a cent variétés de cochers: les uns en habit marron avec pantalon café au lait, d'autres en livrée mastic, ceux-ci étalant  sous leurs gilets rouges d'incroyables bedaines, ceux-là maigres, le visage en lame de couteau, affichant de disgracieux chapeaux en porcelaine blanche; la plupart chaussés de galoches, quelque originaux ayant seuls des bottines aux pieds, tous manœuvrant des fouets au hasard.
Les fiacres ne sont pas plus confortables à l'heure qu'à la course, malgré la différence sensible de prix.
Le cocher de fiacre est souvent de mauvaise humeur; il n'est pas alors de vexations dont il accable son client.
Il le conduit par à-coups, allant sans transition du pas le plus exaspérant au galop le plus désordonné.
Il fait semblant à toute minute d'écraser des personnes pour donner la sueur froide au voyageur dont il pressent l'extrême sensibilité.
Sil est requis pour aller au chemin de fer, il prend le chemin le plus long, s'arrête pour désaltérer son cheval, descendre acheter une mèche, s'attarde à boucler une sangle, à réparer un dégât imaginaire, prétexte un saignement de nez ou quelque autre indisposition d'un ordre plus vulgaire encore.
A la minute suprême du pourboire, il a beau fouiller dans une bourse de cuir gonflée comme une outre, il n'a jamais de monnaie.
Ce n'est point un malhonnête homme, seulement il est intéressé.
Et quand le fiacre est au repos, c'est un curieux aspect que celui d'une station avec son chapelet de voitures attendant à la queue leu leu. On les croirait enfilées les unes  derrière les autres à voir l'empressement avec lequel elles se tassent et se resserrent dès qu'un vide se produit, rompant leur chaîne. Les rossinantes offrent à l'observateur un inté-rêt particulièrement attristé.


L'enfer des chevaux.

Tandis que leurs maîtres, sanguins,  sont en train de revermillonner leur trogne Au Bon Picolo, eux, les éreintés, restent sur leurs pattes flageolantes, immobiles et pareils à des pièces de bois. Quelque uns mangent, la plupart rêvent. Vague à l'âme de cheval de fiacre, songeries de vieux dadas fourbus, vous me captivez malgré moi. L'avoine mâchée à la hâte, le mors de fer dur aux barres saignantes, les coups que les patrons font grêler sur votre échine dans la préoccupation d'un salaire qui n'est pas pour vous, les accidents, les chutes, le verglas, les cauchemars sur une maigre litière, la pensée de la mort et le spectre de l'équarrisseur qui ricane, son lourd maillet à la main... c'est tout cela qui vous obsède et vous fait tourner de gros yeux effarés quand vous stationnez entre les brancards, le nez à terre, insoucieux et souffreteux.
Chaque fois qu'on descend de fiacre, après qu'on ait rétribué le cocher, on devrait caresser le pauvre bidet en transpiration ou lui donner un morceau de sucre...
Seulement voilà, on n'y pense pas toujours.

La voiture de la mariée.

Il est une catégorie qu'on ne saurait omettre, celle des omnibus des pensionnats. Il en est pour garçons et pour demoiselles. Chaque matin, on les voit s'arrêter devant les portes cochères, tandis que retentit un coup de sifflet aigu, prolongé.
L'écolier accourt, sa gibecière au dos, accompagné d'une bonne en cheveux qui reste sur le trottoir. Le surveillant, un frère lai en redingote, le front ceint d'une calotte en velours, suspend une minute la lecture du Pélerin, claque la portière, et fouette! la diligence aux gosses démarre.
C'est aussi l'heure où passent lentement dans les quartiers neufs, parmi les chantiers où l'on bâtit, les massives voitures, attelés de huit solides limousins, taillées comme les chariots des époques barbares, sur lesquelles sont superposées de gigantesques cubes de pierre qui tremblent à chaque tour de roues pleines, cerclées de fer, hérissées de boulons.



La voiture des postes filant à fond de train, le cocher, en mac-farlane noisette, si drôlement grimpé sur sa boite, son chapeau à longs poils piteux, galonné d'or, enfoncé jusqu'aux sourcils.
La petite carriole du boucher qui souffle des puanteurs de viande, avec un linge maculé de sang qui flotte toujours à l'arrière, ainsi qu'un drap d'hôpital après l'opération. Et les interminables haquets basculant sur le pavé, les camions sonnant la ferraille au coin du trottoir comme les batteries de campagne un jour de revue.
Sans compter les omnibus du chemin de fer portant un pyramide de malles, vomissant sur le parvis des gares les familles nombreuses et mal habillées.
Il faudrait pourtant songer à dire un mot des voitures de noces.
Les samedis, quand je n'ai rien de mieux à faire, je descends dans la rue pour les voir défiler avec l'éternel collégien sur le siège, ou le militaire qui fume un londrès.
Les guimbardes très hautes, toutes en glace, on n'est plus chez soi!, flanquées de lanternes compliquées, vont plan-plan au trot des biques classiques dressées au trajet continuel du restaurant à la Cascade et de la Cascade au restaurant.
Dans la première, on distingue le mari vis-à-vis la demoiselle d'honneur en bleu et la mariée manquant toujours de tenue, couchée dans le fond, la tête reposant sur les capitons de satin, souriant d'un sourire attendri, un peu las.
Ensuite viennent les mères suant d'énormes gouttes sous d'épais cachemires pareils à des couvre-pieds, endurant à leurs gros poignets des bracelets incarnés qui les martyrisent. Il faut souffrir pour être belle. Les papas en claque miroitant, le plastron tuyauté, gaufré au fer mignon; les amis de joviale humeur qui sont de toutes les parties et qui décochent des claques de frotteur sur les cuisses du voisin en proclamant: "Cré nom de nom!, on s'en paye!"
Enfin, tout au bout, dans le dernier carrosse, les enfants frisés, devenus idiots, écœurés déjà, avant de déjeuner, de bonbons et de sucreries, tenant compagnie aux paysannes en bonnet, aux vieilles parentes de province, confondues de tant d'argent gaspillé.
Et tout le long des Champs-Elysées, parmi les équipages coquets et riches, les victorias des très amoureuses qui filent vers le bois, les calèches pacifiques montent à la douce, sans se presser. On arrivera assez tôt, à quoi bon abréger le plaisir? "Encore des naïfs qui font la bêtise, songent les cochers de la noce, raisonnant en eux-même avec philosophie... Ces jeunesses, c'est comme des fous... Et impatients! Ça voudrait déjà être à ce soir... Et pourquoi, Seigneur! Vous avez bien le temps d'être ensemble à l'écurie et de manger l'avoine, allez!"
Les canards pensent de même, soufflant, traînant leurs sabots sur la dure, et tandis que, penchés en dehors des portières, les messieurs, nu-tête, s'interpellent, se demandant mutuellement comment va cette santé, les mères, qui n'y tenaient plus, ont retirés leurs chapeaux, et le marié, sondant l'horizon où menace un nuage noir, murmure pris de peur:"pourvu que nous n'ayons pas de pluie!"

Voitures de nuit.

Quand le jour baisse, les voitures se font plus rares, ou du moins filent avec mystère, ombres silencieuses paraissant, disparaissant dans la brusque éclaircie d'un bec de gaz.
Et quand la nuit descend sur le Paris enténébré de la débauche et du guet-apens, elles stupéfient le noctambule attardé.
Vieux fiacres maraudeurs conduit par un pante à tête de Robert Macaire, lugubres sapins à galerie où trône accroupi le Collignon du crime, calèche grinçante qui mène aux près fleuris de Pantin, Tropmann et la veuve Kinck, voitures de cercles alignées dans une morne file au seuil des tripots fiévreux et scintillants, pareils à des bêtes goulues tapies dans l'ombre, tonneaux inodores pompant la vidange et haletant devant les portes cochères, tandis que vont et viennent, la lanterne à la main, les hommes d'équipes haut-bottés, en tabliers de cuir, jurant à voix basse, charrettes endormies des maraîchers descendant à pas de tortue les avenues désertes, c'est vous toutes qu'on croise avec inquiétude aux heures noires, aux heures sales, aux heures tristes.



Et puis l'autre voiture, dont nous ne parlerons pas, celle "qui fait froid partout" et qu'on ne prend qu'une fois, rien qu'une... le corbillard verni, comme ciré à l’œuf, avec son baldaquin mignon, ses draperies à franges et les larbins funèbres qui suivent de chaque côté, balançant leurs mains brutales, écorchées au bois frais des bières toutes neuves, sentant l'arbre encore...

                                                                                                Henri Lavedan
                                                                                                                        de l'Académie française.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 janvier 1906.

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