samedi 22 février 2014

L'absinthe.

L'absinthe.

Il est absolument reconnu que les trois quarts des fous et des criminels sont des alcooliques invétérés.
Parmi les victimes que fait chaque jour l'abus de l'alcool, celles qui sont le plus rapidement et le plus cruellement frappées sont presque toujours au nombre des buveurs d'absinthe.
Attirant des recrues de toutes les classes sociales, cette terrible pourvoyeuse des asiles, des hôpitaux et des prisons a arraché plus d'un ouvrier à son atelier, enlevé plus d'un père de famille à son foyer, et lamentablement troublé, comme on le sait, le génie d'un de nos plus grand poète.
A quoi attribuer cette influence perverse, néfaste, désastreuse? Est-ce à la liqueur elle-même ou à la façon dont on la fabrique?
Les recherches qui ont été effectuées pour éclaircir ce point ont démontré que l'essence d'absinthe pouvait, à dose suffisante, agir comme un véritable poison, comme un convulsivant énergique. Mais cette action ne suffit pas à expliquer tous les effets qu'amène trop promptement l'usage de cette liqueur: on a reconnu qu'on devait accuser aussi l'alcool qui sert à dissoudre l'essence.
Le parfum pénétrant de l'absinthe permet en effet d'employer tous les résidus alcooliques de l'industrie dont elle masque l'odeur désagréable. Il suffit de rechercher la provenance de ces alcools pour se rendre compte du danger que peut présenter leur emploi.
La fabrication des différentes liqueurs par distillation des plantes parfumées dans l'alcool, fait obtenir aux liquoristes des résidus qu'ils appellent des queues de distillation. Ces résidus sont très riches en alcool et l'on comprend qu'on cherche à les utiliser. Mais ce qui rend cette utilisation assez difficile, c'est que ces matières sont très chargées d'essences diverses à l'odeur forte et souvent incommodante. L'absinthe palliera ces inconvénients, et de plus, la présence de ces essences produira, au contact de l'eau, la teinte opale qui charme la vue des buveurs.
Malheureusement, ces corps ne sont pas inoffensifs, loin de là. Des expériences ont été faites sur des chiens dans les veines desquels on injectait quelques gouttes des différentes essences. On a ainsi provoqué chez ces animaux des attaques convulsives analogues aux accidents qui surviennent chez les alcooliques. Il n'était même pas nécessaire d'augmenter beaucoup la dose pour amener rapidement la mort.
Un autre résidu très employé est constitué par les boues de collage des eaux-de-vie. Les eaux-de-vie sont collées avec du blanc d’œuf, qui se rassemble au fond de la liqueur en entraînant, avec toutes les impuretés,  une certaine proportion d'alcool. Pour éviter la perte de cet alcool, on distille les boues de collage, et, dans cette opération, il suffit que la température s'élève un peu pour que le blanc d’œuf se décompose. Naturellement, les produits de la décomposition restent mêlés à l'alcool, et on peut, en effet, avec un peu d'attention, retrouver dans certaines absinthes du commerce l'odeur nauséabonde que dégage l’œuf brûlé.
On utilise aussi pour la fabrication de l'absinthe des eaux-de-vie de grains, parfois désagréables à l'odorat. Ces liquides contiennent presque constamment, et quelquefois en proportions notables, un corps qu'on désigne sous le nom bizarre de furfurol. Or, ce furfurol, même à faibles doses, produit dans l'organisme des désordres de forme épileptique, très fréquents chez les buveurs d'absinthe.
En résumé, l'absinthe qui, par elle-même, n'est certainement pas très recommandable, est rendue nuisible au plus haut degré par les alcools qui lui servent de support.
Heureux encore si certain procédé, employé pour lui communiquer sa flatteuse apparence au moyen de sels de cuivre, ne justifie pas à la lettre la définition d'Eugène Manuel:
" L'absinthe, ce poison couleur vert-de-gris."

                                                                                                               Jean Saurdelin.

La petite revue, premier semestre 1889.

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