jeudi 13 février 2014

Ceux dont on parle.

M. Mollard.

L'habit ne fait pas le moine. Le nom ne fait pas l'homme. On s'appelle comme on peut, et M. Mollard, croyez-le bien, ne doit pas son nom à de regrettables habitudes ni même aux innombrables crachats dont les souverains étrangers ont orné sa poitrine. C'est, sans contredit, l'homme à la fois le plus décoré et le mieux élevé de France. 



Non seulement les règles universelles du savoir-vivre, mais encore les problèmes d'étiquette les plus délicats n'ont pas de secrets pour lui. La baronne Staffe elle-même en sait moins long sur ce chapitre.
Une science aussi complète ne s'acquiert pas en un jour; mais M. Mollard, outre sa propre expérience, a recueilli les traditions paternelles, car la direction du protocole appartient depuis de longues années à cette famille. M. Mollard père a appris à M. Mollard fils, qui est, dit-on, son portrait tout craché, à donner la main aux reines et à plier l'échine devant les rois, comme M. Deibler père a appris à M. Deibler fils l'art de raccourcir son prochain.
M. Mollard père et M. Mollard fils ont mesuré tous deux les angles suivant lesquels il faut saluer les têtes couronnées, depuis le prince de Monténégro jusqu'au shah de Perse. L'ordre des préséances dans les invitations officielles et celui des toasts dans les banquets, la composition des menus et l'ameublement des cabinets de toilette, autant d'objets sur lesquels s'arrêtent la sollicitude de M. Mollard.
L'année 1905 aura compté parmi les plus laborieuses de sa carrière. Que de finesse d'esprit, que d'efforts dut-il dépenser pour éviter, à causes des Philippines, qu'on servit des amandes à Alphonse XIII, pour empêcher qu'on parlât de friction devant le roi de Portugal, ou qu'on attelât un cheval couronné à la voiture du prince de Bulgarie, qui ne l'est pas. Le chemin des gares est particulièrement connu de M. Mollard. Dès qu'un train royal est signalé, le chef du protocole court à sa rencontre et se tient en faction sur le quai.
Le chef de gare ouvre la portière et M. Mollard salue. Quand le train repart, il s'incline de nouveau. A force de le voir, on dirait que les locomotives le connaissent et qu'elles lui envoie de petites bouffées de fumée pour lui rendre ses saluts.
Toutes les fois que nos hôtes princiers sortent de leur demeure ou qu'ils y entrent, ils trouvent à la porte M. Mollard qui fait la courbette. Ils n'ont qu'un moyen de se soustraire à ces marques de politesses obstinées, c'est de voyager incognito. M. Mollard ne les perd pas pour cela de vue, il continue à épier leurs besoins et à satisfaire leurs faiblesses, mais il y met alors la discrétion d'un majordome.
Malgré tout son zèle, le chef du protocole commet quelquefois des gaffes.
A cet égard, la visite que les souverains italiens ont fait à la France en 1903 est restée mémorable. On avait oublié d'étendre un tapis sur la boue pour la descente de voiture, on avait oublié de mettre les couverts des deux chefs de cabinet de nos ministres et de prévenir le roi Victor-Emmanuel que des discours lui seraient adressés à l'Hôtel de Ville. Quand on rapporta au chef du protocole que le roi avait été pris de court: "Que n'étais-je-là! répondit M. Mollard; j'aurais bien, comme on dit, tenu le crachoir."

                                                                                                Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 janvier 1905.

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