mardi 18 février 2014

Au Congrès Sioniste.

Au Congrès Sioniste.


- Etes-vous au courant du sionisme? demanda Mme bertha von Suttner, dont les écrits sur la solidarité humaine ne sont pas inconnus du public, à M. White, délégué des Etats-Unis, peu de jours avant la cloture de la conférence de la Haye.
- Je ne puis vous répondre, répliqua M. White, ignorant comme je suis de la question, dont cependant j'ai entendu parler. C'est déjà beaucoup, car il est des événements dont l'importance est capitale et qui pourtant échappent totalement à la perception des contemporains.
"Vous connaissez l'anecdote: revenu à Rome, après avoir accompli sa pénible mission à Jérusalem, Ponce Pilate rendit compte des événements de Judée et conclut qu'aucun fait saillant n'avait frappé sa curiosité. "N'a-t-on pas exécuté un révolté, un certain Jésus? lui demanda-t-on." "Ah! oui, ce Jésus... fit Ponce Pilate, en se frappant le front. Je l'avais complètement oublié."
M. White est bien loin d'être le seul à ignorer le mouvement sioniste. Et cependant ce mouvement qui est une des plus curieuses des manifestations sociales de cette fin du XIXe siècle, commence à faire son chemin dans l'opinion et à occuper ceux-là même pour lesquels le sionisme était traité de chimère.



Le mot lui-même, encore exclu des dictionnaires, a reçu les définitions les plus diverses. On s'accorde à dire qu'il nie "l'établissement en Palestine d'un domicile juif garanti par le droit public." Cette formule a été élaborée au premier congrès sioniste tenu à Bâle en 1897. Mais ce n'est là qu'une formule, officielle ou, si l'on veut, diplomatique. A vrai dire, le sionisme prétend donner au peuple juif qui existe, une patrie juive qui n'existe pas, mais qui pourrait fort bien exister. Ce sionisme, en un mot, c'est l'épopée nationale israélite, interrompue il y a deux mille ans, et qui recommence.
Il faudrait méconnaître, en effet, le passé des Juifs, pour nier leur existence en tant que nation. L'ensemble des particularités physiques, morales et intellectuelles qui distinguent toute nation d'une autre n'est pas moins visible chez les Juifs que chez tel autre peuple, et rien n'est plus intéressant, plus aisé aussi que de constater la conscience nationale juive qu'à travers les âges, les siècles léguèrent au peuple juif. Pour le faire, nous n'avons pas besoin d'aller bien loin; il nous suffit de jeter un coup d’œil sur l'ensemble du troisième congrès sioniste qui s'est ouvert à Bâle aujourd'hui mardi.



Quatre cents délégués et mille invités sont accourus des contrées les plus diverses: de Russie et de Roumanie, d'Autriche et d'Allemagne, de France et d'Angleterre, d'Europe et d'Asie, d'Amérique et d'Afrique; bref tous les pays sans exceptions y sont représentés. 




 Il paraîtrait donc au premier abord que tous ces hommes, habitants des régions différentes devraient nécessairement présenter des types différents, avoir des mœurs différentes, respirer une atmosphère différente. Il n'en est rien cependant. Car si le Juif venu de Russie a le nez écrasé, les pommettes saillantes, les yeux bridés; si le nez du Juif espagnol est plutôt recourbé et sa bouche plus charnue; si le Juif d'Allemagne est petit et roux, tandis que tel autre est brun et grand; si, en un mot, on arrive bien vite a la conclusion que le type juif cher au crayon de Forain, n'existe point dans la nature, l'on ne tarde guère pourtant à constater un point de ressemblance chez presque tous les Juifs: chez eux les traits sont empreints d'une certaine mélancolie, héritages de souffrance endurées pendant de larges siècles, souffrances qui n'ont point fini encore. Au moral, tous ils sont mus par un même sentiment de solidarité et tous ont une espérance commune avérée au plus profond de leurs cœurs, espérance jalousement gardée à travers les siècles écoulés. Or, l'expression la plus vivante de cette espérance commune c'est la régénération nationale des Juifs, c'est le sionisme moderne. Ce que veulent les sionistes, c'est donc la conservation des Juifs en tant que nation. Ils ont tout pour cela. Une seule chose leur manque: c'est un sol, un pays, une terre. Ce sol, ce pays, cette terre existe; tous les peuples y ont des droits, sauf les Juifs: c'est la Palestine, le pays d'Israël, le pays où Josué a conduit son peuple après une marche de quarante années dans le désert. Conquérir une patrie pour une nation qui peut être puissante, tel est le programme des sionistes.




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On dit que le sionisme est né de l'antisémitisme. Il m'a paru curieux de vérifier cette assertion auprès d'un délégué du congrès. En habit noir et cravate blanche, la boutonnière étoilée de la cocarde sioniste bleue et blanche avec, au milieu le bouclier de David, le visage tantôt rayonnant d'enthousiasme, tantôt exprimant le dédain, faisant de sa main des gestes idéalistes ou menaçants, mon interlocuteur m'expose ses idées: 
- Deux traits essentiels ont toujours caractérisé, au point de vue national, l'histoire d'Israël à travers les siècles. Dans la haute antiquité comme aujourd'hui encore il y a eu chez les Juifs deux tendances: la première suivait son chemin en vertu du principe d'assimilation et la seconde se manifestait par l'éveil du sentiment patriotique. Ce principe de l'assimilation, c'est à dire le renoncement aux coutumes de sa propre nation et l'imitation voulue, et parfois forcée, des mœurs des autres peuples, a toujours eu des conséquences funestes pour les Juifs. La perte de l'indépendance, les exils en Assyrie, en Babylonie, la destruction de Jérusalem en l'an 70, la dispersion dix-neuf fois séculaire à travers tous les royaumes de la terre, n'ont été que le résultat final de leur désir d'assimilation dans les temps anciens.
" Le mépris, la persécution, l'exclusion de la société humaine, l'antisémitisme dans toutes ses manifestations d'une part, la conversion, l'incrédulité, la lâcheté, l'acceptation passive du mal, la politique du silence, bref la dégénérescence complète tant physique que morale d'autre part, sont le résultat de l'assimilation juive aux temps modernes.
" Le glorieux soulèvement des Macchabées, la formation du parti patriotes des Pharisiens, le sacrifice de plus d'un million et demi des leurs sur le champ de bataille d'il y a deux mille ans, l'acte de ces jeunes captifs arrivant à Rome avec le candélabre destiné à figurer sur l'Arc de Triomphe de Titus et le jetant dans le Tibre plutôt que de le voir déshonoré sur un monument figurant une victoire de Rome, sont autant de preuves du sentiment patriotique des Juifs au temps des Grecs et des Romains.
" Jéhuda Halévy, le grand poète juif de la période espagnole, revenu en Palestine où l'appelait l'exaltation patriotique de son âme sioniste meurt devant la muraille de Salomon, écrasé par le sabot d'un cheval.
" Les agitations malheureuses de Sabataï Lévi et des Franquistes ont, elles aussi, prouvé, il y a quatre siècles, combien le germe patriotique était profondément enraciné dans le cœur des judaïstes.
" Au XIXe siècle, les Etats civilisés, repoussant le cosmopolitisme du siècle précédent, se constituent en nationalités, forment des unités nationales. Ce mouvement nationaliste (dans le sens élevé que nous donnons à ce mot) a été une des forces de notre époque. C'est le sentiment national qui a remanié la carte de l'Europe et transformé tous ces pays. C'est aussi le sentiment national qui réveille les Juifs. Au lieu de prendre l'arme, dont se servaient les nations européennes, les Juifs ont usé de la plume.
" Mosès Hess écrit Rome et Jérusalem, Luzzetti combat la réforme des Juifs allemands, d'Inaëli chante en vers les vœux de son peuple. Redeschi montre les beautés du vol de son ancienne patrie. L. Pinsker écrit son Auto-émancipation et le rabbin Rülf encourage ce dernier par sa réplique dans Aruchas bas Ami. Tandis que Montefiore fait des démarches auprès du pacha d'Egypte, Netter fonde, en 1870, l'école agricole de Jaffa qu'il appelle Espérance d'Iraël, et 400 étudiants juifs quittent les bancs des universités russes, débarquent à Jaffa, labourent la terre de leurs ancêtres et tracent ainsi la route à ceux qui devront les suivre.
" Je ne serais pas complet si je ne signalais pas la régénération de la littérature nationale juive incarnée dans l'esprit des Goudan, Mapo, Schumann et tant d'autres.



" Mais l'idée ne progresse, ne se propage que lentement et le feu sacré ne se montra qu'à l'apparition en 1896 de la brochure du Dr Herzl, l'Etat juif, où le rédacteur de la Neue Freie Presse préconisa enfin, en juriste qu'il est, un véritable Etat politique juif en Palestine, basé sur le droit public. Un premier congrès se tient en 1897, réunit plus de deux cents délégués d'associations patriotiques du monde entier, et fixe le programme des sionistes. Un deuxième congrès, qui a tenu ses séances une année après dans la même enceinte du bord du Rhin, réalise déjà une première partie du programme en fondant une banque nationale juive. Mais ce deuxième congrès nous a appris aussi qu'il y a dans le monde plus de mille cinq cents associations sionistes comptant environ cinq-cents mille membres adhérents d'un patriotisme ardent, éprouvé et sincère.
" Le congrès a prouvé enfin que le peuple juif n'était pas sans génie initiateur. Voilà pourquoi le sentiment patriotique des Juifs à l'aube du XXe siècle."

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Le délégué s'interrompit. On nous entourait. Peu à peu de nombreux auditeurs étaient venus se joindre à nous pour jouir de cette parole vibrante, pour écouter jusqu'au bout cette déclaration si nette et si précise. Lorsque mon interlocuteur eut fini de parler, ce fut un moment de réel enthousiasme. Je crus qu'on allait le porter en triomphe.
Le discours d'ouverture du docteur Herzl avait été interrompu sans cesse par des tonnerres d'applaudissements ainsi que le discours du Dr Max Nordau.



L'orateur après nous avoir montré le ghetto, nous découvre le ciel de l'Orient déjà illuminé d'une aube bénie, où il nous permet d'entrevoir le triomphe du sionisme. Les gros nuages s'éloignent déjà, le soleil luit, éclairant la route qui doit conduire le peuple, la nation juive dans la patrie que ce peuple, que cette nation réclame et poursuit depuis des centaines et des milliers d'années.
L'émotion est intense et l'on voit de vieux rabbins orthodoxes, venus des steppes de Russie et des plaines élevées de Galicie, revêtus de cafetans aux longs plis, coiffés de la toque, les deux boucles tirebouchonnant sur la joue, on les voit pleurer de grosses larmes de bonheur et d'espérance, tandis que leurs mains tremblantes cherchent celles de l'orateur.

                                                                                                                   Ilia Grünberg.

La vie illustrée, 17 août 1899.

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