vendredi 24 janvier 2014

Les mannequins.

Les mannequins.

Nous sommes dans la pleine saison des derniers  et des plus passionnés essayages car il s'agit des toilettes d'été qui, avec tant de science, enveloppent joliment les lignes provocantes des exquises Parisiennes. C'est à l'intention de nos lectrices que nos collaborateurs MM. Perlès et Heidbrinck, sont allés, l'un muni de son calepin, l'autre de son album, excursionner chez un de nos couturiers les plus en vue, lequel, obligeamment, a bien voulu leur servir de cicérone aux pays mystérieux des "mannequins", et voici le résultat de leur aimable voyage:

Ce sont, certes, les plus jolis jouets qu'inventa jamais l'industrie parisienne. Foin du vieux mannequin d'osier, encombrant et vulgaire que le doux M. Bergeret, héros de M. Anatole France, dans un accès de colère jetait par la fenêtre! L'affreux monstre a vécu, sur lequel nos mères confectionnaient corsages à basques et jupes à crinoline, et le placide professeur, tant amoureux de la beauté, n'eût point porté une main sacrilège sur le gracieux modèle de chair et d'os dont actuellement nos couturiers font usage. Chez eux, en effet, le mannequin vivant a remplacé, et avec quel avantage!, la carcasse grossière de jadis.
Ces profonds psychologues ont observé quelle était sur l'âme humaine l'influence des harmonies; ils savent l'irrésistible attirance du beau. En fournissant à leurs œuvres le concours de juvéniles attraits, ils captivent par une expression esthétique la cliente à demi vaincue déjà par son besoin de luxe. Souvent même, vieille et laide, elle croit, par une facile suggestion, se reconnaître dans la jeune et jolie femme chargée de lui présenter la mode de demain. Aussi, chez le couturier tout y est-il élégant, coquet, recherché. Un décor, les acteurs, les figurantes, jusqu'au directeur lui-même, tout concourt à l'illusion.



Sur cette véritable scène à mille actes divers qu'est un salon d'essayage, la figuration se trouve être du recrutement le plus malaisé. Non que le rôle de mannequin ne soit fort envié, mais les conditions exigées sont des plus ardues à remplir. Un bon mannequin ne doit être ni grand, ni petit, ni gras, ni maigre, mais bien cette femme idéale dont la taille svelte et les formes point trop accusées se prêtent à toutes les transformations. Avoir la poitrine discrète... et de bonne tenue par conséquent, les... avantages étant de ces divins objets dont on peut dire que le Créateur les a faits plus petits pour les faire avec soin, le buste souple, le tour de taille variant entre 0,46 m et 0,55 m, voilà les qualités requises et si ces proportions ne sont pas celles que rêva le statuaire antique, elles suffisent en se combinant à assurer le cachet indéfinissable de la Parisienne.
D'où viennent ces aimables fonctionnaires de la Beauté? D'ordinaire de l'atelier. Une première a remarqué leur physique, leurs manières et surtout leur chic naturel et a signalé au patron toutes ces perfections. Les voilà montées en grade et promues mannequins. Quelquefois aussi d'agréables personnes désireuses d'un occupation point trop absorbante sollicitent ce poste d'honneur.
C'est à neuf heures, neuf heures et demie au plus tard, que le mannequin entre en fonctions, mais c'est à dix heures qu'il arrive. Qu'importe? les battus..., non, les yeux battus paieront l'amende, à moins qu'une bonne camarade, par hasard en avance, n'ait signé en bloc le registre de présence.



Aussitôt dans la place, ces demoiselles dépouillent leur pimpante toilette du dehors et revêtent la tenue professionnelle: jupe plate de satin et jersey de soie noire. Ce costume, sévère... mais juste, est un véritable fourreau sur lequel on pourra draper tout à son aise les somptueuses étoffes que l'on présentera aux mondaines éblouies.





En attendant qu'une vendeuse, odieux trouble-fête, vienne bousculer leur douce quiétude, les mannequins se tiennent dans un salon spécial, à eux réservé. Ce sanctuaire est sévèrement interdit aux profanes et en dehors des employés de la maison nul, homme ou femme,  n'en franchit jamais le seuil. Il y a cependant des grâces d'état. A la faveur d'un précieux talisman, pénétrons dans le gynécée.
Autour de la pièce, de vastes armoires murales dans lesquelles sont accrochées les robes; sur les planches des objets de toilette, des échantillons, des livres, des gâteaux. Partout des glaces. 



Dans tous les coins, un amoncellement de chiffons sur lesquels, s'étalent, béants, des modèles prêts à être endossés. Dans le fond de la salle, commodément installées, ces demoiselles s'occupent. Les unes brodent, les autres, nonchalamment, se font les ongles; d'autres encore se livrent aux douceurs d'une littérature qui va de l'abbé Prévost à la Clef des Songes, tandis que les paresseuses, simplement, rêvassent.



A d'autres instants, la conversation est générale: ce sont les camarades qui le plus souvent en font les frais. Le mannequin, en effet, a deux ennemies: l'ouvrière, la "couturasse" pour qui elle professe le plus profond mépris, et la vendeuse qui lui témoigne, à son tour, un irritant dédain. Quelle organisation sociale ne connaît pas les rivalités du rang? Ce sont les misères de la hiérarchie.

                                                                                                                                              En attendant la cliente

Mais ces demoiselles ne sont pas si sottes ni si méchantes qu'elle ne sachent que se déchirer entre elles. Le sexe fort n'échappent pas à leurs jolies quenottes. Ecoutez-les causer:
- J'ai été suivie par un vieux, ma chère. Non, ce qu'il était ridicule!
- Et moi, par un jeune, assez joli garçon. Il m'a donné un rendez-vous. J'ai accepté.
- Et tu iras?
- Plus souvent! on est sage dans la famille. Et puis, tu sais, j'ai trop peur de mon frère...
Il paraît que la peur du frère est le commencement de la sagesse et un sûr encouragement pour l'oubli des promesses féminines. Soudain une porte s'ouvre: la figure affairée d'une première paraît dans l'entrebâillement. Très bref, l'ordre est donné: "Passez Esméralda, vivement, la cliente est là."




La porte s'est refermée. Personne n'a bougé, cependant que l'habilleuse patiente, attendant le bon vouloir d'une de ces demoiselles, a décroché Esméralda.
"Esméralda"? A frôler tout le jour des soies et des velours, à vivre dans un monde froufroutant de satins, de moires et de dentelles, dans une perpétuelle apothéose de couleurs, on perd un peu de sa primitive matérialité, l'imagination travaille, si bien que l'on a du romanesque dans le Palais de la Couture. Les modèles, qu'il est nécessaire pour la plus grande commodité de désigner par un chiffre ou un nom, s'appellent communément Merveilleuse, Scintillante, Cyrano, Joconde, Fleur des Grèces, etc. On se croirait transporté dans le domaine de la féerie. Et l'illusion est d'autant plus grande que les mannequins pour éviter toute confusion sont accoutumés, en entrant dans une maison, de choisir un nom peu commun. C'est alors que la fantaisie se donne carrière: Jeanne se baptise Liliane, et Marie se convertit en Velléda; Louise devient Irène, Victoire se transforme en Impéria, Irma prendra du volume avec Emerancienne, tandis qu'Isabelle plus modestement se condense en Belle. La marraine de Cendrillon a du passer par là.
Mais la cliente attend. Enfin la plus courageuse, la plus curieuse peut-être, s'est levée.Et tandis qu'une "petite" agrafe sur Solange la jupe et le corsage, ou le manteau de cour, celle-ci peigne et houpette en main, répare le désordre de sa chevelure ou ravive d'un léger duvet un teint souvent abîmé par les veillées sous la lampe... électrique des cabinets particuliers.




La robe est mise, le mannequin pénètre dans le grand salon où vont s'accomplir les rites sacrés de la présentation des modèles.





Inessu patuit dea.
Le mannequin dans une marche lente fait valoir sous tous ses aspects la toilette qu'elle est chargée de rehausser par son galbe. Puis, la cliente satisfaite, sans plus de forme, avec la même indifférence, le mannequin salue et sort. Salue et sort, mais avec quel terrible sourire, méprisant et railleur! Intuition féminine, cette fille du peuple a deviné en un clin d'oeil ce que deviendront sur le dos de l'insignifiante bourgeoise les riches étoffes dont sa seule beauté pouvait supporter l'éclat ou la coupe osée dont une ligne impeccable pouvait seule excuser la hardiesse.



Et Solange parmi ses compagnes, se laissera docilement déshabiller. Elle a de si jolis ongles, polis et roses. Il serait meurtrier de les érafler contre une étoffe rebelle, en faisant oeuvre de ses dix doigts.
Si le mannequin travaille peu, il est aussi peu payé. Les nouvelles gagnent cent francs par mois; quelques unes atteignent le chiffre maximum de deux cents francs. Toutes sont nourries à déjeuner, par règle, à dîner selon leur bon plaisir.
Dans une maison de couture, le personnel des mannequins se renouvelle avec rapidité. Parmi ces jolies filles, certaines ont d'autres capacités que celle de faire montre de leur beauté: elles deviennent secondes, puis premières vendeuses. Les autres chèrement disputées à nos habilleurs professionnels par des amateurs de déshabillage s'envolent pour ne plus revenir... dans le salon des mannequins, tout au moins. Ce sont les clientes de demain. Les tentations sont en effet nombreuses autour de ces admirables spécimens de la perfection féminine. Comme il fait à sa beauté le cadre qui lui est dû, le mannequin aime le monde, les courses, le théâtre, le ballet, les galas. habituée à voir autour d'elle le luxe, elle s'y habitue, elle veut du luxe  encore. C'est, il lui semble, un hommage qui tout naturellement lui revient. Et cette illusion explique bien des erreurs, atténue bien des fautes.



De cette mentalité spéciale au mannequin nous trouvons un exemple typique dans une aventure qui amusa longtemps les maisons de couture de "la place".
C'était du temps joyeux où le pauvre Max Lebaudy s'abandonnait aux fantaisies de sa fertile imagination. On le savait facilement accessible aux caprices féminins. Un des plus jolis mannequins des grands tailleurs pour dame n'hésita pas à adresser au jeune millionnaire pour la satisfaction d'un désir qui depuis longtemps la tentait. Elle écrivit donc au Petit Sucrier que, comptant sur sa galanterie habituelle, elle le priait de mettre à sa disposition tout simplement un de ses équipages, pour une après-midi, faire un tour au bois.
La prière était spirituellement faite et nullement excessive. Max Lebaudy, volontiers malicieux, y accéda. Par une belle journée de printemps, vers trois heures,  tandis qu'un gai soleil rehaussait en notes tapageuses l'éclat de la rue de la Paix encombrée de gens et de véhicules, il arriva juché sur son plus reluisant mail-coach, les guides en main, devant la porte du couturier en se faisant annoncé à la dame au son de la trompe du four-in-hand. Déjà toute la rue était aux fenêtres et la maison dans un inexprimable émoi. On juge de la confusion de la pauvre enfant quand le piqueur lui vint annoncer que sa voiture l'attendait à la porte. La leçon était cruelle, mais la jeune fille en conçut un tel chagrin que malgré son légitime courroux le maître lui accorda son pardon? Voilà pour les âmes sensibles.
Cet hiver, une panique se produisit dans les maisons de couture de la capitale; les directeurs regardaient anxieux, comme des augures qui n'ont plus envie de rire, et les vendeuses prises de remords regrettaient les sarcasmes que jadis elles ne ménageaient pas à leurs sous-ordres, les mannequins; c'était qu'un bruit courait, vengeur de toutes les railleries; les mannequins allaient manquer! Grève ou pénurie?
Une grève, avec quelques concessions, on s'en rend maître, mais une disparition totale, la chose est autrement grave! Et de chez Worth à chez Doucet, de chez Paquin à chez Doeillet, les patrons se lamentaient: "La race dégénère! Chaque jour le mannequin se fait plus rare! Autrefois, nous étions assiégés de demandes et les plus jolies femmes de Paris quémandaient une place dans nos salons; aujourd'hui, nous avons déniché l'oiseau rare. Il n'est pas long à prendre son vol. Pffut... on nous l'enlève." Peut-être, couturier imprudent, n'avais-tu pas su dorer d'un métal assez résistant les barreaux de la cage?
Ce ne fut, heureusement qu'une alerte. Il paraît qu'aujourd'hui les Rois du costume sont plus rassurés et que les choses ont repris leur cours normal. N'importe, l'avenir reste sombre: s'il allait tout à coup manquer, le bois dont on fait les mannequins?
On ne peut prétendre à une bonne étude du mannequin si l'on passe sous silence cette auxiliaire du couturier qu'est souvent la femme du monde en renom ou l'actrice en vedette. Celles-là sont chargées de lancer au dehors les créations de la maison; ce sont les volontaires de la corporation. Elles opèrent aux courses, au théâtre, dans les cérémonies officielles, là où se presse le monde élégant. Elles sont habillées gratis pro Deo, à condition de vanter partout les produits du maître et de laisser faire sur leur nom quelque bonne publicité bien tournée. Que de femmes "chic" n'ont que ce moyen de s'habiller. Parfaitement, la belle madame X. ou la talentueuses mademoiselle Y. , sont le plus souvent des réclames vivantes, au même titre que les boites d'allumettes, les kiosques des gardiens de la paix et les cartes d'abonnement de la Compagnie de l'Ouest. Quelques couturières, plus modestes, se contentent, les jours de Grand-Prix d'envoyer un de leur mannequin préalablement revêtue d'un des modèles de la maison. Grave imprudence! On en cite qui ne revinrent jamais. Au dernier Grand-Prix, à défaut du public féminin qui fréquente habituellement le pesage, les mannequins s'étageaient dans les tribunes, donnant l'illusion de véritables mondaines au public de la pelouse. Ce n'est pas, on en conviendra, un mince succès.
Voilà terminée cette physiologie du mannequin. Mais avant de signer, j'adresserai à nos rois de la Mode une prière à mon tour. Mannequin, quelle désignation peu gracieuse! ne trouvez-vous pas, messieurs, que le mot est gauche, dur, inélégant? De plus, il est impropre. Pourquoi ne pas lui substituer "poupée". Le terme est riant et la poupée n'est-elle pas, au surplus, un jouet de tous les âges.

                                                                                                                   Georges Perlès.

La Vie Illustrée, 29 juin 1899.


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