jeudi 9 janvier 2014

Le travail des grands écrivains.

Le travail des grands écrivains.


Boileau conseille de remettre la page écrite "vingt fois sur le métier". Et Buffon nous affirme que le génie n'est qu'une longue patience. Est-ce à dire que la plupart des grands écrivains, dont la postérité a pieusement conservé les œuvres de l'oubli, se soient astreints à une production méticuleuse et longuement méditée, est-ce à dire, en un mot, qu'ils aient, presque tous, travaillé avec peine?
Il semble bien que l'on ne puisse pas établir de règle générale. romanciers ou poètes, dramaturges, chacun a sa manière propre. Elle cadre presque toujours avec la physionomie de l'auteur et de ses écrits. Il n'est pas sans intérêt de voir comment ont produit quelques remueurs d'idées célèbres.
Voyons d'abord un des écrivains les plus aimés de l'enfance, et de l'âge mûr, l'auteur de l'immortel Robinson Crusoé. On ne le connait guère, en France, que par cet ouvrage, mais il a écrit une vingtaine de livres et son labeur de journaliste fut considérable. Il était déjà très vieux quand il commença d'écrire des romans. Ils ne lui coûtèrent pas grand travail. De Foë avait, probablement à cause de son métier de publiciste, une extraordinaire facilité d'écrire. En outre, il avait beaucoup vu et beaucoup appris. Il ne se piquait pas d'être un styliste, et cependant la simplicité de son langage direct en fait un des plus grands écrivains qui soient. "Il travaillait un peu partout, nous dit l'un de ses biographes, dans les tavernes, dans les bureaux des gazettes. C'est à peine s'il avait le temps de se relire."
Beaucoup d'écrivains français nous donnent l'exemple d'une aussi prodigieuse fécondité. Songez à l'activité intellectuelle des encyclopédistes du dix-huitième siècle, de Diderot et de Voltaire, par exemple, qui accumulaient sur leurs tables des feuillets couverts d'essais historiques, des traités philosophiques, des pièces de théâtre, des romans, des contes, etc... Sans nul doute, s'ils avaient vingt fois sur le métier remis leur ouvrage, la collection de leurs œuvres complètes eût été singulièrement raccourcie.
Pour parler d'auteurs plus modernes, arrêtons-nous à Alexandre Dumas père. Sa facilité de production était si prodigieuse que certains collègues jaloux l'avaient baptisé "le nègre du roman-feuilleton", parce qu'ils pensaient qu'il devait " bûcher comme un nègre" et à cause de l'origine créole de l'auteur des Trois mousquetaires.
Nous emprunterons à un de ses amis une amusante anecdote qui nous montrera comment Dumas écrivit une de ses pièces.
"Il était un jour parti à la chasse, en compagnie d'amis, dans les environs de Compiègne. On avait couru les champs toute la matinée; adroit tireur, Alexandre Dumas avait abattu vingt-neuf pièces."
" A la trentième, dit-il, je retournerai au château car je suis fatigué."
"Là-dessus, il tue une perdrix et rentre. Il était midi. Vers six heures du soir, le reste de la compagnie rejoint Dumas. On le trouve assis au coin de son feu, se frottant les mains.
- Avez-vous fait la sieste? lui demande-t-on.
- Je n'ai pas eu cette chance: les oiseaux de la basse-cour m'ont tenu tout le temps éveillé.
- Alors qu'avez-vous fait?
- Oh! j'ai écrit une pièce pour le Français."
Cette pièce s'appela Romulus. Elle connut tous les succès de la rampe.
Dans un article récemment paru ici même sur Victor Hugo, nous disions avec quel esprit méthodique ce grand poète travaillait. " J'écris toute la matinée, disait-il à un de ses amis, lors de son séjour à Jersey. A trois heures, je monte à cheval, à cinq, je prends mon bain, à six, je dîne. La soirée se passe en famille, je cause, je lis ou je corrige mes épreuves."
Victor Hugo, rapporte-t-on, travaillait debout, accoudé à un pupitre. Il couvrait avec une régularité surprenante des dizaines de pages de sa large et haute écriture, ne s'interrompant presque jamais d'écrire, ne faisant presque pas de ratures. Chez lui, tout venait du "premier jet". En une semaine, il écrivit la dernière partie des Misérables; les Travailleurs de la Mer furent écrits de bout en bout d'une envolée rapide de sa plume.
Passons maintenant à un écrivain anglais que vous aimez tous, le bon et malicieux Dickens. Il "vivait" intensément ses créations. C'est à dire que les personnages de ses romans hantaient son esprit comme s'ils les avaient réellement connus, comme s'il demeurait dans leur intimité constante.
Pendant qu'il écrivait son Old Curiosity Shop, cet attendrissant chef-d'oeuvre, la mignonne et angélique petite Nell, un de ses plus touchants caractères, Nell le poursuivait partout, jusque dans son sommeil. Même chose, pendant qu'il élaborait Oliver Twist. Il lui arriva, au cours d'une promenade, de dire à un ami: "Évitons cette rue, nous rencontrerions le vieux Fagin."
Un jour, Dickens s'avisa que ce monde imaginaire avait pris trop d'empire sur son cerveau. Il résoulut d'oublier ses personnages, une fois hors de son cabinet de travail. "Ils m'absorbent trop, disait-il."
Et ainsi apparut la merveilleuse aisance de l'écrivain, et le contrôle qu'il pouvait exercer sur sa pensée. Car, par un prodigieux effort de volonté, il parvint à immobiliser ces fantômes dans son encrier et à ne les faire surgir qu'à point nommé. Il écrivait, au reste, avec aisance et l'on peut dire de lui qu'il eut le génie facile.
Parmi d'autres producteurs féconds et pourtant châtiés, il faut citer le délicieux poète anglais Southey, dont la rare et précieuse forme, dont l'élévation de pensée semblent contradictoires avec une oeuvre abondante. Southey, pourtant, n'écrivit pas moins de cent neuf volumes, sans abandonner sa collaboration régulière aux périodiques fameux, l'Annual Review et la Quaterly Review.
Comme exemples d'écrivains qui mirent en pratique le conseil de Boileau, il faut citer Balzac et surtout Gustave Flaubert. Balzac s'intitulait lui-même "un martyr du travail". Et son labeur fut colossal, en effet. Cerveau tumultueux, trop chargé d'idées, elles sortaient de sa plume, confuses, comme la lave sort du volcan. Naturellement, il y avait, dans cet amas pressé, des scories et des perles. Et Balzac raturait, corrigeait, jusqu'à se rendre sa feuille manuscrite illisible à lui-même, et c'est ainsi qu'il l'envoyait à l'imprimerie. Ce petit jeu recommençait avec les épreuves, au grand découragement de ses imprimeurs.
Flaubert ne se donna pas moins de mal, au contraire. Il mit sept ans à écrire un de ses romans. Au bout de dix heures de travail, souvent, il avait à peine écrit vingt lignes, et c'était pour jeter sa feuille au panier. Parler de la manière dont il travailla, c'est analyser la torture. Ce serait décourager les plus entreprenants des jeunes auteurs. Mais les jeunes auteurs espèrent tous qu'une fée souriante et miséricordieuse les tireras d'embarras.

                                                                                                                  André Savignon.

Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.

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