samedi 25 janvier 2014

Ceux dont on parle.

Auguste Rodin.


Auguste Rodin est né à Paris en 1840. C'est dire qu'il est aujourd'hui en pleine activité de sa force physique, en plein établissement de ses facultés intellectuelles. Très jeune, il entra chez Barye; mais comme la plupart des maîtres en qui s'agite le monstre créateur, Barye ne savait pas enseigner. Il était d'apparence timide, silencieux et triste. Et la jeunesse aime les gestes hardis, la parole sonore, la joie. Il ne semble pas que ce séjour chez Barye, depuis tant admiré, ait fait sur l'esprit de M. Auguste Rodin une impression autre que celle d'un prodigieux et invincible ennui. Aussi abandonne-t-il très vite cet atelier pour entrer chez Carrier-Belleuse. Aujourd'hui encore, cette incompréhension de jeune homme est, pour lui, un sujet de mélancolique étonnement, et presque de remords. De chez Cartier-Belleuse, il alla en Belgique. Et là, durant plusieurs années, il paya, talent comptant, l'hospitalité d'un sculpteur belge, dont le nom, je pense, est, depuis longtemps, retourné à l'oubli, qui était chargé de décorer la Bourse de Bruxelles. Au nombre des figures dont se compose cette décoration, celles de Rodin sont facilement reconnaissables à leur différence. Un œil amoureux de la forme ne s'y trompe pas. Il va vers elles, tout de suite, comme, dans une foule d'indifférents, on va vers l'ami aussitôt aperçu.



Durant qu'il travaillait obscurément pour les autres, Augustin Rodin ne perdait pas son temps. Il apprenait à vaincre les difficultés de son art, et il se fortifiait l'esprit. Curieux de tout ce qui vit, de tout ce qui pense, ayant de la nature et de ses harmonies un sens très pénétrant, il se donnait, tout seul, par des lectures abondantes et choisies, par des habitudes d'assidue réflexion et d'observation profonde, il se donnait une des plus fortes éducation que je sache. Ses amis savent quelle âme ardente, quelles énergies mentales, quel souple organisme cérébral, se cachent sous la tranquillité douce et si fine, presque rusée, de son masque. Pour ma part, je ne connais pas de joie plus vive qu'une promenade dans la campagne avec ce silencieux et admirable ami, en qui la nature semble s'être complue à déposer ses secrets les mieux gardés. 
Car M. Auguste Rodin ne borne pas son action à la recherche de la vie plastique. De la ligne et du modèle, il remonte au mouvement, du mouvement à la volonté et à tous les phénomènes passionnels ou psychiques qui en découlent. Cela devait être ainsi pour qu'il pût réaliser l'oeuvre qu'il allait entreprendre. Et M. Rodin aura été non seulement le plus grand statuaire de son temps, il en aura été aussi l'un des penseurs les mieux avertis des souffrances de l'âme humaine et des mystères de la vie. Non seulement, il exprimera avec une puissance toujours renouvelée, la logique beauté des formes mais avec de la glaise, de la cire, du bronze et du marbre, il modèlera de la passion et créera de la pensée.

                                                                                                              Octave Mirbeau.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 29 mars 1903.

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