mercredi 18 décembre 2013

Le Siam.

Le Siam.

Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler, il y a six mois, des difficultés survenues entre le royaume de Siam et la France. Tous les journaux étaient alors remplis d'articles, de dépêches et d'informations diverses au sujet des négociations engagées entre les gouvernements français et siamois. Vous êtes sans doute à un âge où les questions de politique générale ne peuvent vous intéresser. Cependant, comme autour de vous, on s'entretenait certainement des préparatifs de guerre que des arrangements diplomatiques ont heureusement rendus inutiles, vous lirez sans doute avec intérêt quelques renseignements sur ce pays lointain dont tout le monde en France s'est tant occupé dernièrement.
Le Siam est un Etat de l'Asie méridionale, situé en Indo-Chine et voisin à l'Ouest de la Birmanie, au Nord de la Chine, à l'Est du Tonkin et de l'Annam. Au sud, il est baigné par la mer de Chine, qui prend à cet endroit le nom de golfe de Siam, et borné sur une largeur restreinte par le Malacca indépendant.
Pendant longtemps, le Siam avait vécu en bonne intelligence avec la France. Mais depuis la conquête du Tonkin, les Siamois, mécontents de notre voisinage, nous témoignèrent une hostilité sourde qui finit par se manifester sous forme d’empiétements sur nos droits et de violations des traités intervenus entre eux et nous. A la suite de quelques combats isolés sur la frontière du Siam et du Tonkin, entre nos soldats et des bandes de Siamois armés, nous avons été amené à adresser au roi du Siam un ultimatum, qui après différentes tergiversations fut accepté. Les droits de la France sont maintenant formellement reconnus; des réparations pécuniaires nous ont été accordées pour les torts que nous avons subis; enfin les bonnes relations sont rétablies entre la France et le Siam.

Bangkok, la capitale du royaume du Siam, située sur le bord du fleuve le Ménam est une ville qui présente, paraît-il, un aspect fort curieux. Des canaux la traversent dans tous les sens, ce qui la fait comparer à Venise. Parmi les maisons de Bangkok, ils s'en trouve de construites à l'européenne, surtout dans le voisinage du port et du palais royal, qui est lui-même un édifice construit sur le modèle italien et dont, seuls, les motifs d'ornementation et l'aménagement intérieur sont de style siamois. 




Sur les rives du fleuve, des milliers de bateaux sont amarrés; ce sont autant de maisons flottantes, presque toutes sculptées et ornées de peintures originales. Cette cité fluviale est des plus pittoresques, et rien n'est curieux, dit-on, comme de voir, lorsqu'un incendie éclate, tous les habitants de ces maisons lacustres couper les amarres de leurs bateaux, pour fuir le lieu du sinistre, puis venir se réinstaller lorsque le danger est passé.
Les Siamois ont généralement l'expression de la physionomie douce; ils sont sociables, hospitaliers, charitables et travailleurs, quoiqu'une grande partie de leur temps se passe en jeux, en divertissements de toutes sortes. Le jeu, sous toutes ses formes, est en effet, une de leur préoccupations dominantes. Les hommes jouent au trictrac, aux échecs et aux cartes chinoises. Quant aux enfants, ils jouent du matin au soir au palet, à saute-mouton, aux barres, à la toupie; ils s'amusent même à faire se battre entre eux des petits poissons querelleurs d'une espèce particulière qu'on ne trouve qu'en Indo-Chine et dont les exploits et les manœuvres font la joie des jeunes spectateurs. D'ailleurs une grande partie de l'existence des Siamois se passe en fêtes. "Il est peu de contrées, dit E. Reclus, où le cours des travaux ordinaires soit interrompu par de plus nombreuses réjouissances publiques.  Seuls, peut être, parmi les peuples, les Siamois ont une fête spéciale pour les soins de la propreté: ce jour-là, les enfants lavent leurs parents, les disciples leurs maîtres, et l'on jette des seaux d'eaux sur les passants. " Ce dernier usage doit certainement présenter pour ceux qui en sont les victimes un intérêt plus que médiocre. Mais cette fureur de propreté théorique n'empêche pas, paraît-il, les faubourgs de la ville de Bangkok d'être d'une saleté répugnante pour les Européens.
Un des besoins absolus de la vie des Siamois est de mâcher des feuilles de bétel (espèce de poivrier) qui, préparées d'une certaine façon, ont des propriétés digestives, mais dont l'abus nuit considérablement aux facultés intellectuelles, altère les dents, les noircit et les fait tomber.
La superstition la plus grossière règne en maîtresse au Siam. Les ogres, les géants, les génies de l'eau, de l'air et du feu, toutes ces créations de l'imagination sont craintes et respectées. Les Siamois croient aussi à l'efficacité des amulettes qui rendent invulnérables, conjurent le mauvais sort, inspirent la haine ou l'amitié. Cette croyance au merveilleux est d'ailleurs exploitée par une foule d'astrologues et de devins qui vivent aux dépens du peuple, "prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes et les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales et indiquent les jours et les heures favorables pour le départ ou le retour d'un voyage, la construction d'une maison, en un mot, pour tous les événements de quelque importance de la vie domestique ou sociale". Parmi les superstitions les plus originales auxquelles les Siamois ajoutent foi, il en est une particulièrement curieuse: les magiciens ou sorciers ont la réputation de pouvoir réduire un buffle à la grosseur d'un pois, lequel, étant avalé par la personne dont on veut se venger, reprend dans le corps de celle-ci sa forme primitive en le faisant éclater.
Enfin les Siamois ont une vénération toute spéciale pour les éléphants qu'ils appellent blancs quoiqu'ils ne le soient pas toujours: "c'est la nuance claire des yeux et le poil des tempes qui rangent ces animaux parmi les êtres sacrés, dit M. E. Reclus. Un éléphant dont les yeux ont exactement la teinte voulue reçoit le titre de roi; les autres, suivant le degré de perfection auquel ils atteignent, prennent les noms honorifiques attribués aux ministres, aux gouverneurs et autres personnages; les singes blancs ont aussi le titre de Grands Officiers, et des dignitaires du royaume sont mis à leur service." De telle sorte qu'à côté de la cour royale de Bangkok, il se trouve une autre cour d'animaux également respectée, mais qui heureusement pour le souverain humain, ne songe pas à porter ombrage à son autorité.

                                                                                                                 Ernest Laurent.

Mon Journal, Recueil hebdomadaire illustré pour les Enfants, 25 novembre 1893.

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