jeudi 12 décembre 2013

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.


Le roi Charles VIII eut un jour une idée raisonnable: il se dit que le commencement de l'année devait être marquée au commencement, et il mit au 1er janvier cet important jour de l'an, qui jusqu'alors avait été placé à Pâques.
Puisqu'il était en train de bien faire, il aurait dû fixer ce jour à Noël, où réellement la terre est au terme d'un de ses voyages, et se met à recommencer sa grande excursion autour du soleil.
Les paysans le comprennent mieux que le roi Charles et que nous autres citadins. C'est à Noël que tombent dans la cheminée les jouets, les dragées; que la bonne Vierge envoie aux enfants sages tous ces cadeaux de nouvel an, dont la véritable signification est celle-ci: je veux que vous commenciez l'année par un moment agréable, afin que cela vous porte bonheur pour le reste.
On célèbre aussi à la campagne cette fête imposante, qui jette une année dans le passé et nous en donne une autre, par de plus nombreuses prières que le 1er janvier. On brûle ce jour-là la plus grosse bûche qui, au fond des bois, soit tombée sous la cognée, et qui se nomme bûche de Noêl. On allume une chandelle rose et blanche à la veillée, et c'est à cette veillée aussi qu'appartiennent les plus formidables contes de loups-garous et de revenants.
A Paris pour remplacer toutes ces solennités, on mange: des usages de Noël, le réveillon seul est resté.
Mais la partie lugubre de ce jour sombre est représenté aussi dans la grande ville. A la place des spectres, fantômes et esprits des ténèbres qui abondent dans la veillée de l'étable, nous avons les voleurs, bandits, assassins, qui prennent particulièrement leurs ébats dans l'obscurité favorable de décembre.
Pour les réveillons, le luxe de table, qui est poussé maintenant à un point exorbitant, et qu'on prodigue surtout à ce repas, en fait réellement une affaire importante pour les maisons dans lesquelles il se donne.
Nous en citerons un exemple.
Il y a trois mois, deux jeunes mariés de Lille, M. et madame H..., vinrent s'établir à Paris, rue du Helder, avec cinquante mille francs en poche pour attendre un emploi lucratif, que l'esprit, les talents, la bonne tenue de M. H... ne pouvaient manquer se lui procurer.
Les jeunes gens savaient qu'il faut représenter, paraître avoir déjà beaucoup pour obtenir davantage; ils commencèrent par se donner un mobilier très élégant: les cinquante mille francs y passèrent , à peu de chose près.
Mais bientôt les invitations arrivèrent de tous côtés. Le luxe des vêtements est aussi porté au plus haut point; une femme est positivement forcée de rester chez elle ou d'avoir des toilettes resplendissantes. On vendit à moitié prix le linge, l'argenterie, tout ce qu'on put du mobilier, pour acheter des joyaux, des dentelles à madame.
Quand on a été invité souvent, il faut rendre. M. et madame H... se virent contraints de donner un repas, et choisirent un réveillon ou souper de minuit.
Lorsqu'ils calculèrent les dépenses de la fête, elles s'élevaient à un taux épouvantable. Il n'y avait plus moyen de fouiller dans la bourse, mise à peu près à sec dès les premiers jours. Et les invitations étaient faites.
Heureusement, il est d'usage de faire peu de toilette chez soi, afin de ne pas sembler donner trop d'importance à la soirée qu'on donne, et de laisser briller ses invités. On vendit donc encore à moitié prix  les joyaux et dentelles de madame pour payer l'énorme menu du souper.
Le lendemain, des cinquante mille francs, il ne restait presque rien, pas même l'espérance de la place qu'on était venu solliciter, car les pauvres diables n'obtiennent pas grand chose.
Nous pensions, en entendant raconter ces faits regrettables, que, de tous les genres de luxe si impérieusement exigés aujourd'hui, le luxe de la table est le luxe le plus funeste; les meubles, les joyaux, les tissus précieux, laissent quelque chose après eux, mais les saumons, les faisans dorés, les châteaux de glaces et sorbets s'en vont sans laisser de traces.
Mais, à propos de splendeur de la table, voici ce qu'on nous annonce, et qui fait exception à toute règle.
Le prince Youssoupoff, attaché cet hiver à l'ambassade de Russie, possède plus de roubles moscovites que nous n'en saurions compter. De plus, il descend du prince Potemkin, qui a légué dans sa famille des traditions de générosité splendide.
Lorsque le prince Potemkin donnait de grands dîners, il faisait servir au dessert des assiettes de perles fines, d'émeraudes, de rubis, montés en bague, en bracelets; les assiettes faisaient le tour de la table et les dames se servaient.
Eh bien, c'est un dîner semblable que va donner, à ce qu'on prétend, le descendant de Potemkin, que l'empereur de Russie a eu l'heureuse idée d'attacher à son ambassade. Les belles parisiennes seront charmées d'être traitées en femmes tartares, et puiserons dans les assiettes à pleines mains.
Et cependant, par les temps de misère qui court, on aurait envie de répéter, à propos de ces pierreries, ce que le pauvre peuple de Rome avait écrit sur les murs d'un superbe palais construit par le Pape aux frais de l'Etat: Mon Dieu, faites que ces pierres deviennent du pain!
Puis le luxe tourne les têtes, et il y a déjà bien assez de luttes, de querelles, entre les maris qui sont forcés de régler les dépenses sur les revenus et les femmes qui ne veulent pas qu'on s'arrête à de semblables calculs.
L'autre jour, une de ces fréquentes disputes s'est terminée par un mot d'une sincérité naïve. Une femme de notre connaissance, outrée du refus de quelque objet de toilette, s'est écriée toute en larmes:
- Monsieur, vous me ferez mourir de chagrin, et mes funérailles vous coûteront bien davantage.
- A la bonne heure, madame, a répondu tranquillement le mari; mais ce sera une dépense une fois faite.

                                                                                                              Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 28 décembre 1856.

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