samedi 19 octobre 2013

Chauffeur sur la "979".

Chauffeur sur la "979".


A huit heures du matin, ainsi que l'ordre m'en avait été donné la veille par l'ingénieur en chef de la Compagnie de l'Ouest, je me trouvai, samedi dernier, au dépôt des machines de la gare des Batignolles.
J'étais, pour la circonstance, revêtu du costume que portent ordinairement les mécaniciens et les chauffeurs, et j'étais, de plus, possesseur du titre de chauffeur stagiaire que confirmait l'autorisation suivante:

                                         Compagnie des chemins de fer de l'Ouest.

                                         CIRCULATION SUR LES MACHINES.

                                         N° 16

                                                             Monsieur Daniel,
                                                          Chauffeur stagiaire, 
                                           autorisé à monter sur les machines,
                                                         à ses risques et périls.
                                                  1re et 3e divisions de traction.
                                                                Le directeur de la compagnie.

La présente autorisation est personnelle: elle devra être revêtu de la signature du titulaire et renvoyée à la direction à l'expiration de sa durée.

Devant les machines.

Lorsque, pénétrant dans la vaste rotonde qui sert de remise aux machines, je regardai autour de moi, j'éprouvai une vague sensation de crainte. Environ vingt machines, la plupart sous pression, faisaient, au milieu de la fumée noire et âcre du charbon, retentir leurs sifflets aux notes assourdissantes; il me semblait qu'afin de punir ma curiosité, tous ces monstres allaient, farouchement, s'élancer sur moi.
Je ne tardai pas à être tiré de mon inquiétude par cette brève question, formulée par un employé:
- Qui demandez-vous ?
- Le chef de dépôt.
- Tenez, il est là-bas, sous le troisième portique.
Quelques minutes plus tard, le chef de dépôt, prévenu de mon arrivée, me conduisit hors de la rotonde, sur la voie de sortie, vers la machine portant le n° 979 et me présentait à ceux qui devaient, jusqu'à Sotteville-lès-Rouen, être mes compagnons.
- Jacquemin, dit-il au mécanicien, et vous aussi, Chagny, voici un stagiaire qui part avec vous sur la "979"; mettez-le au courant du nouveau type de la machine, et vous me direz demain en rentrant ce que vous pensez de lui. Dites donc, ajouta-t-il, dépèchons un peu, il va bientôt falloir partir.
Et, vivement, il s'éloigna.
Et me voilà devant ce colosse d'acier, un peu interloqué, je l'avoue, mais faisant néanmoins assez bonne contenance, affectant même de regarder le monstre en connaisseur, et, de temps en temps, hochant la tête d'un air entendu.
Mon examen terminé, j'observe mes deux compagnons: ils sont tous deux vêtus comme moi: bourgeron et cotte de toile bleue, casquette bien adhérente à la tête; seule une paire de lunettes de mécanicien, que je porte, témoigne de mon noviciat; aussi n'orne-t-elle pas longtemps mon visage. Parisiens tous deux, ils peuvent avoir de trente à trente-quatre ans: Jacquemin, le mécanicien, figure intelligente, franche, parle avec beaucoup d'assurance et donne des ordres en homme habitué aux décisions rapides et aux exécutions immédiates; au surplus, son chauffeur, type de faubourien, vif, à l'esprit alerte, semble le seconder admirablement et avoir pour son mécanicien un véritable culte.

Sur la plate-forme.

Las de rester sur le sol et de tourner autour de la machine, j'escalade les deux marches qui mènent à la plate-forme, et j'attends que mon mécanicien veuille bien me commander quelque chose.
Il est occupé, en ce moment, à graisser tous les organes de la machine et à s'assurer de leur bon fonctionnement. Je le cherche des yeux, il est dessous...entre les roues ! Brrr... si la machine marchait !
Enfin, il a terminé sa minutieuse visite, et, remontant près de moi, il m'indique les différents perfectionnements qui ont été apportés à ces nouvelles locomotives.
- Je ne l'ai que depuis quatre jours, me dit-il, elle est toute neuve; je la conduis "sur les omnibus" pour la "rocher", mais d'ici deux ou trois jours, elle sera faite et je pourrai reprendre mon service avec elle, sur les express; vous la verrez à l'oeuvre tout à l'heure; en voilà une coureuse!


En disant cela, il la regarde avec une bonne joie dans les yeux, comme un cavalier qui caresserait l'encolure d'un beau cheval récemment acquis.
Je comprends alors que le mécanicien est véritablement l'âme vivante de cette machine dont tous les organes lui obéissent, ainsi que les membres obéissent au cerveau.
Cependant, le chauffeur, qui vient de recharger son feu, de s'assurer au manomètre du nombre d'atmosphères et de consulter son niveau d'eau, déclare que tout est prêt.
Nous attendons l'ordre du départ.
Il est 9 h.35 lorsque l'on nous crie:
- Demandez la voie.

La machine se met en marche.

Deux coup de sifflet et, quelques minutes après, le signal avancé, puis le signal carré, s'ouvrent pour nous donner passage, et à une allure très modérée nous filons vers la gare Saint-Lazare.
J'éprouve alors une sensation de joie énorme; seuls sur notre machine, nous ressemblons à des cavaliers prenant un galop d'essai; de fait, la machine à l'air de gambader.
-Ça ne durera pas: quand elle aura une quinzaine de wagons derrière elle, vous verrez qu'elle ne dansera plus.
Sous le tunnel des Batignolles, nous sifflons pour demander la voie qui doit nous conduire au train 19. L'aiguille est faite.
Nous sommes bientôt à quelques mètres du train 19: Paris au Havre, et tout doucement, sans secousse, nous accostons; l'instant d'après, nous sommes attelés;
Penché en dehors de la machine, je suis avec intérêt le va-et-vient des voyageurs affairés, des parents qui, montés sur des marchepieds, ne peuvent se résoudre à abandonner le membre de la famille qui s'éloigne jusqu'à la Garenne-Bezons peut-être.


Derniers préparatifs.



S'adressant à moi, le sous-chef de gare me dit:
- Faites-moi l'épreuve, compagnon.
Je vous demande un peu ce que vous auriez fait à ma place, en fait d'épreuve ?
Heureusement Jacquemin a entendu, et refoulant l'air des tuyaux du frein Westinghouse, il fait l'essai du frein.
Sure la machine, le "petit cheval" ne fait plus tuf-tuf, tuf-tuf, mais le sifflet d'alarme retentit, vibrant. Un joint n'est pas bien fait; on renouvelle l'expérience et, cette fois, tout va bien, les freins sont desserrés, et le tuf-tuf  résonne de nouveau.
Nous attendons l'heure du départ; et autant cette heure semble préoccuper le sous-chef de gare, le chef de train et mes deux compagnons, autant elle laisse froid les facteurs, dont cependant tout dépend en cet instant. Nonchalamment, ils chargent dans le fourgon, tout en causant entre eux, les bagages des voyageurs, et, comme le pourboire est depuis longtemps reçu, ils manquent d'enthousiasme; c'est à qui flânera le plus, malgré les objurations du sous-chef qui se démène inutilement au milieu de cette apathie. Enfin, grâce à eux, nous partons avec six minutes de retard.


Pas d'accident aujourd'hui !

Le temps est magnifique; placé à la droite de la machine, juste derrière le mécanicien, je me fais tout petit, j'ai peur de géner.
Jacquemin, tel un pilote qui sort du port, est d'une prudence extrême; la main gauche à son sifflet, la droite au robinet du frein, il consulte la voie à travers le voyant. Jusqu'à la Garenne-Bezons, où nous abandonnons la ligne de Saint-Germain, il parle à peine et ne cesse de porter ses yeux devant lui; là, cependant, il respire un peu et me dit, joyeux:
- Maintenant le plus fort est fait, nous n'aurons pas d'accident aujourd'hui.
- Eh bien tans mieux! Vraiment,  j'aime autant cela.
Puis, tout en restant à son poste, nous causons; je l'y incite d'autant plus que je n'ai pas endossé le bourgeron et la cotte pour le plaisir de voyager sur une locomotive, mais pour me rendre compte de visu du fonctionnement des trains, de la situation faite au personnel par les compagnies et du danger que peut courir le voyageur au cas où, en un moment d'aberration, le mécanicien n'observerait plus religieusement le règlement.
Dans ce dernier cas, Jacquemin me fait remarquer que son chauffeur est aussi apte que lui à diriger la machine.
- Mettez donc du charbon dans le foyer, me dit-il.
Eh bien, je ne suis pas plus bête qu'un autre, et je mets du charbon sur le feu; seulement... je le mets mal, voilà tout.
Mon compagnon le répand assez bien, mais il en a tellement l'habitude ! Il y a environ six ans qu'il est à la Compagnie;
- Est-ce que le métier de chauffeur est bon ?
- Oh! Il n'y a pas à se plaindre, on gagne bien sa vie; dame! vous savez, c'est pas toujours rose; mais du moment que l'on sait avoir du pain assuré, on travaille de bon coeur.

L'intérieur d'un tunnel.

Nous sommes en gare de Bonnières; le sifflet du chef de gare retentit, auquel répondent la trompette du chef de train et le sifflet de la machine.
- Je vous préviens que nous allons arriver sous le tunnel de Bonnières, il est long!
En effet, il est long, et j'avoue que dans cette obscurité profonde, je ne me sens pas rassuré; le bruit du train, répercuté par l'écho, rend toute conversation impossible.
Tout à coup, je me sens pris par le bras et, au même instant, Jacquemain, ouvrant la porte du foyer, du doigt me désigne la voûte.
L'effet est grandiose; du sommet de la voûte d'immenses stalactites pendent pendant 1.800 mètres.
- Est-ce joli? me demande-t-il à la sortie.
- Non , c'est simplement beau. Si un accident arrivait là-dessous ?
- Oh! Ce serait épouvantable. A l'allure où nous marchons, une grosse pierre en travers de la voie suffirait à nous faire dérailler. Vous figurez-vous dans cette obscurité profonde, la locomotive éventrée en travers de la voie, les wagons télescopés broyant tout sous l'effondrement des plafonds, des cloisons, des banquettes, les cris de douleur et de désespoir des blessés, et la terreur des survivants essayant de fuir, se heurtant aux murailles du tunnel, tâtonnant désespérément dans cette nuit incessante ? On préfère n'y pas penser...et ce qui nous rassure, c'est que l'on a pas souvenir d'un déraillement dans un tunnel.
A Gaillon nous prenons une voiture cellulaire qui nous occasionne un retard de quatorze minutes.
Et comme depuis longtemps nous avons rattrapé les six minutes de retard de Paris;
- Bon! d'ici Sotteville, je vais tâcher d'en regagner dix, c'est tout ce que je puis faire, dit Jacquemain.

Ce qu'on gagne à rattraper le temps perdu.

De fait, en arrivant à Sotteville, nous n'avons plus que quatre minutes de retard.
- Dix et six font seize; à 8 centimes la minute, j'ai gagné 128  sous, me dit Jacquemain tandis que Chagny détache la machine du train; puis, supputant du regard ce qu'il a bien pu économiser de combustible, il ajoute:
- J'ai environ 3 francs de charbon, ce qui fait 4 francs 30, plus mes cinq francs de fixe; eh bien! j'ai gagné mes 9 francs cinquante à peu près. Allons! ça va!
Et il se frotte les mains joyeusement.
- Eh! Chagny, sommes-nous prêts
- Oui.
- En route alors.

Quelle bonne machine.

Nous sifflons, et bientôt, après trois aiguillages consécutifs, la "979" vient, en soufflant un peu, comme un cheval fatigué, prendre sa place au dépôt des machines.
- Tu vas vider le foyer, Chagny.
- Oui, j'irai vous retrouver au réfectoire après le bain.
Et tandis qu'il procède au déblayage du foyer, Jacquemain se glisse sous la machine, en fait le tour, l'inspectant partout, promenant sa main sur les boites à graisse, lui faisant subir un minutieux examen auquel coopèrent la vue et le toucher.
- Allons, ça va bien! dit-il en sortant d'entre les roues. Quelle bonne machine!

Nègres blancs.

Nous allons ensuite à l'exploitation où le chef de dépôt nous remet à chacun un bon de bain.
Les baignoires et les cabines de la Compagnie sont certainement plus soignées que celles de bon nombre d'établissements de bains de Paris.
Après m'être, de nègre que j'étais, rendu à ma couleur naturelle, je rejoins mes compagnons au réfectoire où ils m'ont précédé.
Mais là, j'éprouve une désillusion: en une vaste pièce aux murs bien blancs, deux grandes tables recouvertes de toile cirée blanche attendent les déjeuners; mais pour déjeuner ou dîner sur ces tables il faut soi-même apporter son repas.
Devant mon étonnement, un vieux chauffeur me dit:
- Ah bien! mon garçon, ce serait du joli si la Compagnie tolérait un cantinier ici! On l'accuserait de nous voler tout en nous empoisonnant.
- Ça, c'est bien vrai, disent les autres.
Enfin, comme je ne puis pas rester sans déjeuner, j'invite mes compagnons à laisser là leurs paniers et à venir en ville avec moi. 



Le patron de l'hôtel du Grand-Cerf est bien un peu étonné de voir ces trois chauffeurs venir déjeuner chez lui, mais...l'argent des chauffeurs est blanc. Au dessert, les langues se délient et, au lieu de tomber à bras raccourcis sur le Compagnie, ainsi que je m'y attendais bien un peu, Jacquemain et Chagny s'entendent pour me dire que, quoique fatigant, le métier est assez bien payé, et qu'à part quelques difficultés avec l'exploitation à propos d'amendes infligées un peu largement, on a vraiment pas trop à se plaindre.
- Est-ce ainsi pour toutes les compagnies ?
- Ah non, sûrement, ainsi sur le...
Un nouvel arrivant m'empêche d'entendre le nom de la Compagnie.
- Tiens, Bizieu!
- Ah, Daniel! 
- Eh bien! qu'est-ce que tu fais à Sotteville?
- Je suis chef mécanicien à l'Ouest; mais et toi? Quel est ce costume ?
- Moi, je suis chauffeur à l'Ouest.
Bizieu, qui a été mon condisciple dans une école du gouvernement, sait parfaitement que ma profession est celle de journaliste et de reporter, aussi éclate-t-il de rire, ce qui me navre, car mes deux braves compagnons me regardent, ahuris, se demandant quelle est cette mystification.
Mon ami Bizieu les rassure, mais je vois bien que je ne suis plus pour eux le "compagnon", mais le simple voyageur; de ce chef je leur deviens indifférent.
Pour moi, au contraire, non seulement je ne les trouve pas indifférents, eux, mais je pars gardant de cette journée le souvenir le plus réconfortant, car j'ai vu ce que pouvaient faire de quotidiens prodiges l'intelligence et le dévouement unis à la volonté.
Et, volontiers, je jetterais devant ces soldats obscurs, à qui personne ne songe, ce cri que l'empereur Guillaume ne put retenir devant les héros de Saint-Privat.
- Ah! les braves gens !

                                                                                                            G. Daniel.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 février 1903.

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