mardi 9 janvier 2024

Quelques mots sur le "pont-aux-ânes"*. 


Le théorème de Pythagore que l'on énonce depuis si longtemps en ces vers pittoresques autant que naïfs:

Le carré de l'hypoténuse
Est égal, si je ne m'abuse,
A la somme des deux carrés
Construits sur les autres côtés.

a reçu les dénominations les plus diverses et pour le moins inattendues.
Chez les Grecs, on le nommait théorème de la mariée; chez les Hindous, chaise de la mariée; chez les Persans, figure de l'épousée, et le théorème réciproque, soeur de l'épousée. Enfin, au moyen âge, on le désignait par maître de la mathématique.
Est-il besoin de rappeler que les collégiens d'aujourd'hui l'abordent sous le nom  de pont-aux-ânes, non pas, à vrai dire qu'il soit difficile à démontrer, mais plutôt parce qu'il inaugure l'ère des difficultés en matière de géométrie.



La Science et la Vie, magazine des sciences et de leurs applications à la vie moderne, octobre, novembre décembre 1913.


* Nota de Célestin Mira:

* pont-aux-ânes: cette expression désigne, en pédagogie, un obstacle imaginaire qui rebute les élèves confondant l'explication d'un problème avec le problème. Elle fut utilisée notamment pour désigner le théorème de Pythagore, première difficulté rencontrée par les élèves.

Le monstre automobile qui fait du 165 à l'heure.


On croit rêver en lisant de pareils chiffres. Il est vrai que cette prouesse s'est accomplie sur la piste unie du célèbre autodrome de Brooklands. 
Tous les organes de cet engin ont été étudiés de façon à réduire au strict minimum la résistance à l'avancement causée par le frottement formidable des molécules d'air déplacées et l'effet de succion que le vide exerce à l'arrière de la voiture. 



L'automobile de course Talbot qui vient de réaliser cette prouesse.
Cet engin de course a réalisé 165 kilomètres dans l'heure
sur la piste de l'autodrome de Brooklands.




C'est ce qui explique le forme très caractéristique du corps arrière de la carrosserie, si tant est qu'on puisse appeler carrosserie ce demi cigare de métal.



La Science et la Vie, magazine des sciences et de leurs applications à la vie moderne, octobre, novembre décembre 1913.

 L'heure à domicile.


Dans notre article n° 169, du 17 mars, nous avons reproduit et décrit la machine à air comprimé qui envoie l'heure de l'Observatoire dans les maisons abonnées.
C'était le début d'une nouvelle invention; aujourd'hui les horloges pneumatiques fonctionnent régulièrement, sur les places publiques et dans les maisons.
Une horloge régulatrice, qui recevra bientôt directement l'heure de l'Observatoire par télégraphe, ouvre à chaque minute un robinet d'air comprimé, et cet air se précipite au commencement de chaque minute, pendant 20 secondes, à travers un tuyautage qui rappelle celui de la distribution du gaz; il passe dans les égouts, sous les rues, et remonte par de tout petits tuyaux dans les candélabres et dans les maisons.
Ces tuyaux qui portent l'heure à travers les immondices des égouts, sont en fer forgé et ont près de 3 centimètres de diamètre intérieur; mais dans les escaliers des maisons, ils n'ont que 1 centimètre et demi de diamètre, et enfin, dans les appartements ils deviennent tout petits et n'ont plus que 3 millimètres; on les voit à peine, on peut d'ailleurs les dissimuler, car ils ne sont pas soumis aux règlements du gaz.


Soufflet constituant le mécanisme introduit
dans les horloges pour les faire fonctionner pneumatiquement.



Nous représentons ci-dessus le petit mécanisme auquel le tuyautage aboutit dans les horloges et pendules des maisons.
L'air lancé à chaque minute, pendant une durée de 20 secondes, soulève à droite, un soufflet; le soufflet, en se soulevant, pousse un levier qui fait tourner une roue portant 60 dents, et sur laquelle est fixée l'aiguille des minutes de la pendule. la roue ne tourne à chaque soubresaut que d'un soixantième de tour, car un cliquet de retenue, figuré à gauche, empêche de faire sauter deux dents d'un coup.
Nous ne décrirons pas le petit mécanisme accessoire, qui permet à l'aiguille des minutes de faire marcher lentement celle des heures.
Cet appareil si simple s'introduit aisément dans les plus vieilles pendules; elles cessent de radoter et disent soudain l'heure mieux que dans leur printemps.
A première vue, il semble que ces horloges soient très dispendieuses, et que l'idée de remplacer les poids économiques des coucous de nos pères par une vaste installation souterraine, allant chercher au loin le moteur de l'horloge, soit une folie. C'est possible mais cela ne coûte qu'un sou.
Entendons-nous: l'administration, pour un sou, se charge de tout installer, poser, jusque dans le cœur de la pendule; elle remplace le mouvement de celle-ci, envoie son courant d'air à chaque minute, mais il faut payer le sou chaque jour et s'abonner un an.
Pour 6 centimes par jour, on a droit en outre à une sonnerie qui peut être assez violente pour réveiller à toutes les heures de la nuit.
Lorsqu'on installe plusieurs cadrans dans la même maison, les autres cadrans coûtent beaucoup moins.


Horloge pneumatique à trois cadrans, placée à Paris
au pied de l'escalier de la Madeleine.



Nous représentons d'autre part la triple horloge placée au bas de l'escalier de la Madeleine, en face de trois boulevards; les cadrans bleus sont éclairés le soir par un bec de gaz qui complète la machine.

Le Pélerin, 5 juin 1880.

lundi 8 janvier 2024

Yvonne.


I


Pour ce que par trois fois déjà, lecteur que je voudrais ami, je t'ai amené à ma suite, dans le plus noble des mondes, n'en va pas conclure que je me voue uniquement à l'histoire des aristocratiques amours, comme certains auteurs de mémoires du siècle dernier qui ne sortaient plus de la ruelle des grands.
Tout au contraire, si tu le veux bien, nous encanaillerons-nous quelquefois dans la compagnie des petites gens, rentiers obscurs de petites villes, ouvriers des grandes cités "guaignant cahin caha leur paouvre et paillarde vie" comme disait Rabelais, paysans et paysans surtout. Car nous ne nous entretiendrons que d'aventures galantes, et c'est encore en plein soleil, sous la rude caresse du vent qui fouette le visage, que le sang de l'homme, comme un ruisseau mystérieux sous les mousses, comme la sève sous l'écorce, murmure le mieux l'immortelle chanson des voluptés. Nous serons donc volontiers bucoliques, à l'instar de Théocrite et de Virgile, qui ont été deux admirables poètes de la passion.
Aujourd'hui, nous sommes en Bretagne, non loin de la mer bleue qui, elle aussi, fait courir d'ardentes ferveurs dans les veines, traînant encore, dans son atmosphère salée, le parfum vivant des cheveux de celle qui l'eût autrefois pour berceau. Nous sommes, de plus, dans un humble cabaret de village, chez le père Cornebec, renommée à dix lieues à la ronde pour son cidre mousseux à l'or liquide empanaché de blanc, et pour l'adresse de conscience qui lui permettait d'être, à la fois, un homme de grande piété devant le Seigneur et un filou sérieux devant ses contemporains. Car il n'en était pas un autre pour servir à fausse mesure des clients avec une telle perfection.
Et Dieu avait béni l'honnête commerce de cet être selon son cœur, en lui donnant pour fille un miracle de grâce et de beauté, bienfait complété bientôt par les joies ineffables du veuvage. Donc, Yvonne, maîtresse de maison à seize ans était l'orgueil et la gaieté et le rayon de soleil dont l'auberge était sans cesse illuminée. Elle était blonde avec des cheveux couleur d'épis embroussaillés sur le front, comme une gerbe mal nouée; ses yeux étaient de ce bleu profond particulier aux filles qui ont souvent regardé l'Océan, à l'heure où y tremble le reflet des étoiles sur les infinis sombres de l'azur. Aussi ses prunelles aux transparences de lapis étaient-elles comme constellées, et, sous sa peau, sous sa peau blanche aussi, d'imperceptibles petits astres d'or rappelaient-ils que, pour un peu, elle eût été une rousse. Un nez impertinent plutôt que régulier, une bouche légèrement charnue et d'un rouge de bigarreau complétaient les grâces visibles de son visage. Gardons à sa robe le secret des trésors qu'elle tenait cachés mais qui n'en faisaient pas moins loucher les malins. Car de jeunes seins, fermes et durs, un peu haut perchés peut être sur sa poitrine, comme des pigeons blancs qui vont s'envoler, des hanches n'ayant leur élargissement complet qu'au niveau de la naissance des cuisses, ne sont pas splendeurs pour échapper à l'esprit d'observation des gens de bien qui savent que l'admiration de la femme est la première des vertus. Donc Yvonne était, de tous points, une délicieuse créature, courant, d'une table à l'autre, dans la fumée lourde des pipes et les vapeurs grisantes du liquide paternel, un sourire accueillant aux lèvres et un mot gracieux pour chacun.

II

Vous pensez bien que les amoureux ne manquaient pas à une si délectable personne. Amoureux pour le bon motif, j'entends! Car Yvonne avait une grande renommée de sagesse et le père Cornebec entendait que l'honnêteté de sa fille réparât, devant Dieu, les iniquités de son commerce. Les trois plus ardents autour de cette gente pucelle, comme on disait au bon temps, était certainement le gars Lohic, le gars Corentin et le gars Bertrand qui, pour l'amour d'elle et la contemplation sereine de ses beaux yeux, se ruinaient la bourse et l'estomac à boire, voulant conquérir l'estime du père avant tout. mais celui-ci avait, pour son enfant, de plus hautes visées. Il prenait avec joie l'argent des trois godelureaux, mais il ne leur baillait pas grande espérance pour les réconforter de ces pertes Et Yvonne? Yvonne n'avait-elle pas une préférence secrète pour quelqu'un des trois? C'est à son corset que nous laisserons, pour cette fois, le secret des battements de son cœur. Il s'y trouve en bonne compagnie, entre les jolis nénés que j'ai dit plus haut et je voudrais bien être à sa place. Sachez seulement qu'un dimanche soir, où elle avait été voir sa tante, Yvonne permit à Corentin de lui dire des choses très douces, sous l'obscure clarté des cieux attendris, et dans une mystérieuse musique d'épithalame chantée par le vent  tremblant dans les feuilles et par la mer lointaine couchant, sur la grève, les longues palmes d'argent des reflux. La nature est une adorable proxénète et la seule dont une jeune fille doive écouter les pernicieux conseils. C'était une nuit douce, entre toutes les nuits, une nuit à peine commencée, avec des blancheurs laiteuses courant sur l'azur sombre, et des clignotement d'yeux d'or souriant au vol éperdu des désirs. Et quel parfum montait des bruyères, mêlés aux effluves mordants de l'Océan! Des fleurs d'églantier s'effeuillaient lentement parmi les ronces et l'on était au printemps, dans ce grand appel des choses et des êtres se conviant entre eux à des joies inconnues, à des bonheurs faits d'intentions et de souvenirs.
Si vous n'appelez pas ça des circonstances atténuantes!
Mon Dieu, ce n'est pas que j'entendre défendre Yvonne d'un crime. Ce n'en est pas un que d'aimer un gars un peu plus âgé que vous seulement, brave et robuste, et que le lui prouver par un beau soir d'avril dans l'enivrement d'un rêve certainement descendu du ciel!
Quelques temps après cette promenade, ce n'était qu'une voix autour du père Cornebec.
- Votre fille Yvonne devient, de jour en jour, plus belle!  Mais méfiez-vous! Elle engraisse trop!
Le fait est qu'Yvonne portait, sur son visage, et ailleurs encore, une fleur triomphante d'épanouissement. La jeune fille était devenue comme subitement femme. Cornebec en fut d'abord tout naturellement orgueilleux. Mais un jour, enfin, la vérité lui creva les yeux (expression bien vicieuse et qui n'est pas de moi). Elle les lui ouvrit, au contraire, sur l'anormale rotondité du ventre de sa fille et, comme il n'y avait jamais eu d'hydrotropique dans la famille, il sut à quoi s'en tenir.
Ce que le saint homme fit péter de noms de Dieu à cette occasion!

III

Découvrir le séducteur de sa fille fut son immédiate pensée. Le gars Lohic, le gars Corentin et le gars Bertrand! Le coupable était là vraisemblablement! Cornebec s'en fut, ivre de colère, chez le premier. Mais Lohic établit victorieusement une façon d'alibi en faveur de son innocence. Il faisait justement ses vingt-huit jours* à l'époque où l'œuf avait dû être déposé dans le poulailler vivant d'Yvonne. Très désappointé, notre homme (c'est Cornebec que j'entends dire) alla chanter son antienne chez Bertrand. Mais le gars, qui passait pour un chrétien hors ligne, jura sur son salut éternel qu'il avait été étranger à cette expérience de couvage. Le désappointement du père irrité n'en fut que plus grand. Il termina sa visite inquisitoriale par Corentin qui, avec une franchise toute bretonne, lui répondit:
- Eh bien oui, père Cornebec, c'est moi! mais j'adore Yvonne et je suis prêt à tout réparer.
- A la bonne heure! Au moins toi, tu dis la vérité! s'écria Cornebec, et je te donnerai ma fille. Mais ne me parle jamais de tes amis Lohic et Bertrand! En voilà des sournois dont on ne peut tirer un seul mot.
Et le cabaretier s'en fut par tout le village, répétant à qui voulait l'entendre:
- Quel honnête homme que Corentin! Mais quelles canailles que Bertrand et Lohic!
Et il fit aux deux gars, sans s'expliquer davantage, une si mauvaise réputation que peu s'en fallut qu'ils ne fussent forcés de quitter le pays.
Et tout le monde approuva Cornebec de s'être donné pour gendre le sincère Corentin plutôt que ces cachotiers de Lohic et de Bertrand, qui ne trouveraient plus jamais à se marier maintenant.
Les bans ne traînèrent pas, croyez-le, Yvonne devint, à temps encore, madame Corentin. C'était un mariage, en effet, qui n'avait plus besoin de longs préliminaires. La naissance du jeune Corentin prouva, de la part de cet enfant, une certaine impatience à entrer dans la vie et un mépris absolu des convenances. - En voilà un qui n'aimera pas attendre aux portes! observa un grinchu avec un sourire méchant. - Dans notre famille, jamais on a porté plus de six mois! fit sentencieusement Cornebec. C'est un signe de santé.
Et comme tout le monde adorait Yvonne, qui était une adorable créature, les mauvais propos ne durèrent pas longtemps.

IV

Nous voici maintenant à la mairie de Saint-Fleurant où le père et deux témoins viennent déclarer la naissance de l'héritier Corentin. Le père, vous le connaissez. Mais les deux témoins? Parbleu: Lohic et Bertrand, rentrés en grâce auprès de leur ancien compagnon, malgré le mal que son beau-père lui en avait dit. L'unique employé de la mairie, en l'absence de M. le Maire, était en train de lire un roman qui l'intéressait beaucoup. Aussi, est-ce avec infiniment de mauvaise humeur qu'il reçut cette triple et administrative visite. Quand il en connut l'objet:
- Le nom du père! fit-il brusquement en ouvrant son registre sans terminer son bouquin.
Certaines habitudes pieuses sont demeurées en Bretagne et certains mots n'y peuvent changer de sens, par la force même de l'habitude.
Les trois jeunes gens, le père et les deux témoins, comprirent mal et, de très bonne foi, se signant ensemble, ils dirent à voix basse un Pater Noster, cuidant que ce fut par cette petite dévotion que la déclaration des enfants aux mairies dût commencer, ainsi que nos sacrements ne s'octroyent qu'après certaines prières. Durant ce temps, l'employé avait repris sournoisement sa lecture. Puis le sentiment de son devoir lui revenant, et n'entendant pas la réponse à la question qu'il avait posée:
- Vous venez déclarer un enfant, n'est-ce pas? hurla-t-il d'une de ces voix aimables qu'on ne trouve que dans les bureaux, et auprès desquelles le grincement des portes est une musique gracieuse. je vous ai demandé le nom du père.
Ce fut Lohic, un peu vexé, qui lui répondit le plus naturellement du monde:
- Monsieur, nous l'avons fait tous les trois!
Et le père Cornebec, arrivant en même temps par derrière, de s'écrier:
- J'en étais sûr!
 Et d'un double revers de la main, il calotta Lohic et Bertrand stupéfaits, en les appelant: Menteurs!





Trente bonnes farces, Armand Sylvestre, Paris, Ernest Kolb, éditeur, 1890.



* Nota de célestin Mira:

* Les "vingt-huit jours" étaient la période de sélection des futurs conscrits pour le service militaire obligatoire.


  
Mireille dans l'opérette "Les vingt-huit jours de Clairette".

mercredi 3 janvier 2024

Chronique du 9 juillet 1864.


Je me demande, ce matin, en prenant la plume, si je vous parlerais des baigneurs de Dieppe, Boulogne, Etretat et autres lieux pris, ces jours-ci, entre deux eaux, et accusant saint Médard, saint Gervais et saint Protais, que je me crois obligé de défendre, d'abord à cause de leur parfaite innocence, ensuite en raison de l'estime et de la révérence que je professe pour notre collaborateur Pomponius et son compère Jérôme Dumoulin; ou bien si je suivrais le programme de courses hippiques faisant son tour de France, ou bien encore si je m'embarquerais dans l'analyse des concours régionaux, et si, pour préluder aux distributions des premiers prix de discours latin et français, je publierais la liste des prix de porcs, de vache et de veaux. 
Pendant que j'hésitais, j'ai vu sur mon bureau des ouvrages qui me disaient, autant que les livres peuvent parler: "Cruel, tu nous oublies; nous sommes là, depuis plusieurs jours, sur ta table, et nous attendons, comme ces âmes qui, sur les bords du Styx, n'avaient pas une obole à donner à Caron. Seulement au lieu de passer le fleuve qui conduit au royaume des morts, nous demandons à passer ce grand fleuve de la publicité qui conduit dans le royaume des vivants."
Cette requête, que je traduis à ma manière, m'a touché. Elle m'a touché d'autant plus que j'avais lu, peu de jours auparavant, dans un journal rempli d'ailleurs de bonnes intentions, que, dans le temps où nous vivons, il fallait renoncer à lire les livres, et qu'une revue suffisait parfaitement aux besoins intellectuels des lecteurs. Il faut que les lecteurs dont on parle aient des besoins intellectuels bien bornés. Quoi! voilà le journal qui fait la guerre au livre! Mais, loin d'être l'ennemi et de pouvoir devenir le remplaçant du livre, le journal doit être son auxiliaire et son ami. Je n'engagerai pas précisément, comme Victor Hugo, les rossignols à chanter la Marseillaise, et les gouvernements à rendre l'instruction gratuite et obligatoire; mais je crois qu'on ne peut trop multiplier les bons livres et qu'on ne peut jamais les lire assez. Le journal, qui touche à tout et qui n'approfondit rien, c'est la pièce de monnaie qui circule; le livre, c'est le lingot, c'est le trésor. Il ne faut pas dédaigner la pièce de monnaie, sans doute, mais il faut recourir au lingot.
Le premier des ouvrages à la requête desquels je veux me montrer aujourd'hui sensible, est l'Histoire élémentaire et critique de la littérature française au Moyen Age, par M. Emile Lefranc. Ce livre revu, corrigé, et dans plusieurs de ses parties presque entièrement refondu, est évidemment destiné à combler une lacune qui existe à la fois dans l'éducation de la plupart des gens du monde et dans l'enseignement. Pour le gros des lecteurs, la littérature française ne commence qu'au dix-septième siècle; pour un certain nombre seulement au seizième siècle. Combien y en a-t-il qui ont entrepris de remonter plus haut, qui aient voulu lire le sire de Joinville dans son ancien français, Geoffroy de Villehardouin dans sa Chronique, Charles d'Orléans, Villon, dans leurs poésies, et plus loin encore Marie de France et Thibaut de Champagne? Certes, le nombre est petit; cependant, si c'est là le commencement de la littérature française, ce n'est point là le commencement de la littérature de la France. avant la formation du roman, et avant la scission du roman wallon et du roman provençal, de la langue d'Oil et de la langue d'Oc, l'esprit français existait déjà, puisqu'il y avait une France. N'est-il pas curieux de savoir quelles étaient les jouissances, les émotions intellectuelles de nos aïeux, ce qui parlait à leur esprit, ce qui parlait à leur cœur?
C'est précisément à cette curiosité bien légitime que répond l'Histoire élémentaire et critique de la littérature française au Moyen Age. Elle commence avec le commencement, c'est à dire avec notre existence nationale. Elle expose l'état des lettres dans l'époque mérovingienne. Elle donne une idée de la littérature qui charma nos aïeux, quand Charlemagne vint imprimer un si vif élan à l'esprit moderne qui subit une nouvelle éclipse quand ce grand homme disparut. Puis se dessine un mouvement nouveau avec Lanfranc, saint Anselme, Bérenger. Les Croisades qui font refluer des flots d'hommes de l'Occident sur l'Orient, nous rapportent des flots d'idées. Bientôt la scholastique apparaît avec saint Thomas d'Aquin. Les grandes luttes d'Abailard et de saint Bernard ne tardent pas à passionner les esprits. Encore ne faut-il pas oublier la Chanson des Gestes, les romans dont Charlemagne et Roland d'un côté, Arthur de Bretagne de l'autre, cette grande figure autour de laquelle tous les chevaliers de la Table Ronde, ont été les types. Le moyen âge a eu une littérature populaire, les Légendes, un théâtre populaire, les Mystères; des peintures satiriques des mœurs du temps qui ont eu plus de succès que les romans de Balzac et de Dumas, le Roman de la Rose. Evidemment, ceux qui n'ont pas suivi ce grand mouvement intellectuel qui n'a cessé de se développer, ne peuvent comprendre l'esprit français parce qu'ils n'ont pas assisté à sa formation. Le mérite de M. Emile Lefranc est d'avoir résumé dans un volume l'ensemble de ce mouvement. Il commence, comme je l'ai dit, au début de nos Annales, et les lignes suivantes sur lesquelles il se ferme, marque d'une manière précise la fin du moyen âge où il s'arrête: " A la fin de l'époque, dont nous achevons le tableau, dit l'auteur, deux grands événements qui agiront sur l'époque suivante prennent place et ferme le moyen âge: en 1453, Mahomet II s'empare de Constantinople, et les débris de l'empire grec refluent vers l'Europe; en 1450, Gutenberg et Faust découvrent l'imprimerie." On aurait pu donner pour épigraphe à cet ouvrage, qui tout en paraissant sous le nom de M. Lefranc, est presque un ouvrage nouveau à cause des nombreuses et importantes modifications qu'il a subies, ce vers latin qui présume ses avantages:


INDOCTI DISCANT ET AMENT MEMINISSE PERITI.

                                                                                                      
                                                                                                                Nathaniel.

La Semaine des Familles, samedi 9 juillet 1864.

mardi 2 janvier 2024

Les joueurs de boules.




Chaque jardin a ses jeux à Paris; le ballon se joue surtout aux Tuileries, dans les vastes espaces entourés d'arbres qui se trouvent le long de la terrasse du bord de l'eau; la paume à découvert, presque tombée en désuétude aujourd'hui, se jouait aux Champs-Elysées qui sont restés le terrain classique de la partie de boules.
Il ne faut pas confondre le jeu de quilles avec le jeu de boules.
Dans le jeu de quilles, le talent du joueur consiste dans la précision du coup d'œil qui lui permet d'atteindre le but en donnant à son projectile assez de force et une direction convenable pour abattre le plus de quilles possible et surtout celle du milieu.
Dans le jeu de boules, il s'agit de diriger sa boule ou plutôt ses boules, car on en a plusieurs, de manières à approcher le plus possible d'une boule qui tient lieu de but. Le talent du joueur est donc de calculer à la fois l'impulsion qu'il donne à sa boule et les accidents de terrain qu'elle aura à parcourir, de manière que le mouvement qu'il lui imprime expire au moment où elle arrive au but. On fixe le nombre de points qu'il faut atteindre pour gagner la partie, et l'on compte un ou plusieurs points, selon le nombre de boules que l'on a envoyées plus près du but que toutes les autres. On peut jouer cette partie à un contre un, deux contre deux et même en plus grand nombre.
Dans les jeux de boules proprement dits, les joueurs se trouvent placés dans une espèce d'allée très-unie, bordée d'une petite berge de chaque côté, et terminée à chacune des extrémités par un petit fossé appelé noyon. Une boule entrée dans le noyon est considéré comme perdue, à l'instar de la bille qui, au billard, est tombée dans la blouse. Si elle a assez de force pour revenir au but, elle ne compte pas; quelquefois, au lieu de jouer ainsi sur un terrain préparé, on la joue simplement dans une allée où l'on continue à avancer à chaque coup, et c'est ce qui arrive en particulier aux Champs-Elysées. Dans cette partie, beaucoup plus intéressante que l'autre, le talent consiste à approcher du but lorsque la place est libre, et à le déplacer à l'aide de sa première boule lancée avec vigueur et précision quand la place est prise.
Est-il vrai, comme on l'a dit, que le mot boulevard vient de ce que les bourgeois se réunissaient sur le gazon des remparts pour jouer à la boule, d'où naquit cette expression bouler sur le vert, boulevert et plus tard boulevard? Je n'oserais l'affirmer; cependant la chose n'est pas absolument impossible, quoique l'étymologie de ce mot est allemande. Les Allemands disent en effet Bollwerk, fortification, rempart; les Anglais Bulwark, les Italiens Balnardo.
Ce qui est certain, c'est que le jeu de boules est très-ancien en France, et qu'il y est d'un usage général. Je n'en veux pas d'autre preuve que les expressions proverbiales qu'il a fournies à notre langue. Ainsi l'on dit familièrement: Aller à l'appui de la boule, ce qui signifie: seconder quelqu'un dans une affaire qu'il a commencé, dans une proposition qu'il a faite. C'est le sens figuré de l'expression employée par les joueurs de boules au sens propre. Ils disent en effet qu'ils vont à l'appui de la boule, lorsqu'avec la boule qu'ils jettent, ils atteignent celle de leur partner de manière à la rapprocher du but. De même, de la locution usitée dans ce jeu Pied à boule! qui est une invitation au joueur à mettre le pied à l'endroit où la boule s'est arrêtée, on a tiré les deux locutions figurées: Tenir pied à boule, ce qui signifie "se rendre assidu à un ouvrage"; faire tenir pied à boule, ce qui signifie "obliger quelqu'un à une grande assiduité". Notons encore cette expression: Jouer à boule vue ou à la boule vue, qui s'explique elle-même au sens propre, et qui au figuré exprime la précipitation et le défaut d'attention: "Il a fait cette chose à boule vue"; c'est à dire faite sans réflexion, de premier mouvement. Il est impossible qu'un jeu ait fourni tant d'expressions proverbiales à notre langue sans être ancien dans notre pays.
Aussi le retrouve-t-on dans toutes nos provinces, à Lyon surtout, dont les joueurs sont célèbres. Je me souviens que, il y a quatorze ans, faisant un voyage en Bretagne, j'allais présenter mes hommages à Mgr de Vauvert, évêque de Vannes et lointain descendant de du Guesclin, on me dit qu'il était à son grand séminaire; je m'y rendis. Je le trouvais présidant patriacalement à une partie de boules entre les professeurs, car on était au mois de septembre et les élèves étaient en vacances. Mgr de Vauvert me fit asseoir à côté de lui; quand il y avait un coup douteux, il le jugeait, et cette simplicité primitive ajoutait un nouveau prix à ses grandes manières de gentilhomme qu'il avait conservées. Entre deux parties, il me raconta que le mur du jeu de boules qui aboutissait à la petite charmille sous laquelle nous étions assis nous séparait seul de l'emplacement où l'on fusilla en 95 une parties des victimes de Quiberon, celles qu'on avait entassées dans le grand séminaire et qu'on en tirait successivement pour les conduire à la mort. La Révolution, cette homicide joueuse, prenait des vies humaines pour but; elle avait cru tout renverser, tout anéantir, détruire à jamais le catholicisme chassé des églises qui lui appartenaient et obligé de fuir ses autels démolis. Je venais un demi-siècle après et je trouvais l'évêque de Vannes, tranquillement assis sous la charmille du jardin de son grand séminaire, présidant à une partie de boules et racontant cette légende de sang, comme un de ces cauchemars dont la nuit emporte le souvenir sous son aile.
Si l'on veut étudier le jeu de boules dans tout son éclat, c'est à Lyon ou aux Champs-Elysées qu'il faut aller suivre les parties. C'est là que la fine fleur des joueurs se donne rendez-vous, et que les amateurs accourent pour assister aux prouesses des maîtres de l'art. J'ai toujours été surpris du nombre de gens qui, à Paris, n'ont rien à faire ou ne font rien, deux choses qui arrivent au même résultat. Je sais que l'hôtel des Invalides fournit aux Champs-Elysées son contingent d'ombres plus ou moins heureuses, qui promènent leurs casquettes, leurs cannes et leurs souvenirs de gloire, sans oublier leurs jambes de bois, sous ces vertes allées. La galerie des curieux qui font la haie des deux côtés d'une partie de boules contient toujours de droit plusieurs invalides. 


Une partie aux Champs-Elysées.


Qui sait si plus d'une jambe de bois, en voyant ces boules rouler, n'a pas quelquefois mélancoliquement songé à celle qui lui a enlevé sa quille, comme dit le populaire dans sa langue imagée? L'invalide, à force d'assiduité, arrive à une grande expérience dans le jeu de boules. Comme ces habitués du parterre du Théâtre-Français qui ne manquaient pas une représentation les jours où Talma jouait, il connait les grands joueurs, il raisonne et il juge leur talent. Il sait que celui-ci est brillant en début de partie, que celui-là n'a pas son pareil pour la relever quand elle semble perdue. Il parle du coup d'œil de l'un, de la sûreté de main de l'autre. Il cite les joueurs célèbres qu'il a connu autrefois, et à l'enterrement desquels il est allé quand un de ces habiles hommes a eu la maladresse de se laisser mourir. Il y avait un de ces joueurs qui était incomparable pour calculer son terrain: "Il semblait, disait l'invalide, qu'il avait dit un mot à l'oreille de sa boule, tant celle-ci courait avec intelligence en montant et en descendant les rampes, en évitant les pierres; c'était une véritable boule enchantée". Tel autre avait le jeu moins savant et moins raisonné, mais comme il était brillant et comme il enlevait le cochonnet!
Un de ces invalides racontait dernièrement qu'un des plus grands joueurs de l'époque du gouvernement de Juillet l'avait un jour interpellé en disant: "Monsieur, vous êtes un amateur de première force, veuillez juger le coup". Il avait été plus fier ce jour-là que le jour où il avait reçu les galons de caporal, et même que le jour où il avait suspendu à sa boutonnière la médaille de Sainte-Hélène, que les Gavroches ont l'impertinence d'appeler une contremarque du Père-Lachaise. La croix d'honneur seule lui aurait fait plus de plaisir.
Je crois que je l'aperçois là-bas expliquant le coup à un curieux que je prendrais pour un rentier du Marais, s'il y avait encore à Paris un Marais et des rentiers depuis que la ville a été métamorphosée, ce qui  a obligé l'espèce antédiluvienne du rentier à émigrer en province. L'invalide a acquis une si grande justesse de coup d'œil, que sa décision a force de loi, et qu'on ne mesure plus quand il a décidé. J'ai dit que parmi les spectateurs du jeu de boules il n'y avait pas que des invalides. Les Champs-Élysées sont, en effet, le rendez-vous de tous les oisifs de Paris, oisifs systématiques et permanents, oisifs momentanés et de circonstance. Ne voyez-vous pas là un curieux funèbre au chapeau entouré d'un large crêpe et dont le nez semble méditer une insurrection contre le ciel? C'est un employé de M. Waflard, qui se distrait philosophiquement des fonctions lugubres qu'il remplit le matin, en consacrant son après-midi à regarder courir des boules. Cet autre, à la large face abritée par un chapeau à larges bords, avec des gros yeux hébétés plutôt couverts qu'éclairés par des lunettes, larges comme des roues de carrosse, a conduit son petit fils à cette représentation gratis. n'est-ce pas l'âge des boules entr'ouvrant le rideau de l'avenir devant l'âge des billes. Je crains bien que ce voisin à la figure plus ou moins patibulaire, qui a l'air d'entretenir avec lui une conversation très animée, ne profite de la préoccupation béate du bonhomme tout entier à la partie pour faire une descente dans ses poches? Le vol comme la guerre vit de diversions: or, la population des Champs Elysées n'est pas toujours de premier choix, et il y a cent à parier contre un qu'il y vient des voleurs puisqu'il en revient des volés. C'est un mélange d'élégants et de débraillés, de riches oisifs et de bohèmes paresseux, d'honnêtes curieux et de mauvais garnements, de bonnes gens qui oublient de garder leurs poches et d'industriels subtils qui, n'ayant rien dans la leur, ont horreur du vide et s'étudient à chercher le chemin des poches bien remplies.
A l'agrément du lieu vient s'ajouter la tentation de la vie à bon marché, maintenant si rare à Paris. Avec vingt-cinq centimes, je dis vingt-cinq centimes, on peut passer une journée de cocagne aux Champs-Elysées. D'abord représentation gratis du sieur Guignol, devant lequel le spirituel Charles Nodier, ce vieil enfant si charmant, ne manquait jamais de s'arrêter; spectacle gratis des chevaux de bois qui tournent aux rire d'une jeunesse affolée; vaisseaux balançoires, tir d'arbalète, tourniquet de macarons, jeu de billard, que sais-je? jeu de paume, jeu de boules. C'est à n'en plus finir. Pour peu qu'on ait l'estomac complaisant, deux pains de seigle de chacun un sol suffisent à la nourriture; quand l'estomac n'est pas alourdi par la bonne chère, le cœur en est plus léger. Pour la boisson, le marchand de coco n'est-il pas là avec sa fontaine à la glace, et deux verres de sa boisson, à deux centimes et demi chaque, ne répandront-ils pas dans tout votre être une douce fraîcheur, sans risquer en rien de vous monter à la tête. Notez que sur vingt-cinq centimes, il vous en restera encore en portefeuille dix, prix traditionnel de la chaise placée le long des pelouses limitrophes des cafés concerts, de telle manière que, le soir, vous entendrez la musique, comme un vrai nabab, et aussi bien que si vous étiez dans l'établissement. Encore la loueuse de chaises vous remettra-t-elle, en recevant vos dix centimes, un bulletin imprimé constatant que vous avez fait votre versement dans ses mains, mesure prudente qui indique de la part des loueuses de chaises des Champs-Elysées, une grande défiance de leur mémoire, à moins que ce ne soit une grande défiance de la probité des promeneurs.
Mais je me laisse aller à vous parler des Champs-Elysées au lieu de vous parler du jeu de boules, et je ne vous ai rien dit encore de la position que prend le joueur habile quand il va jouer son coup: les jambes écartées et pliées pour mieux assurer son équilibre, la main gauche appuyée pour laisser une complète liberté à la main droite, le corps penché en avant et sentant la boule avec toutes les articulations de ses doigts, le joueur mesure du regard l'espace à parcourir, et au milieu de l'attente de la galerie qui, les yeux attachés sur les boules déjà jouées, comprend que le coup décisif est venu, il calcule à la fois l'impulsion à donner, le terrain à parcourir, le but à atteindre. L'anxiété est générale: pour cet invalide qui, ami intime du joueur, a posé ses mains sur ses deux genoux et interroge d'un regard l'espace comme s'il voulait faire de la géométrie descriptive, c'est de l'extase. Il attend la boule, comme à Marengo, Bonaparte attendait Desaix.

                                                                                                           Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 6 août 1864.