mardi 1 septembre 2020

Le légende du bon saint Gengoux.

La légende du bon saint Gengoux.

Je vois encore la voiture, et je vois toujours mon voisin de voyage.
Je la vois avec sa belle couleur jaune, son énorme bâche noire*, toujours gonflée de bagages, ses petites fenêtres carrées et son coupé fantastiquement perché sur roues, où les femmes ne montaient jamais qu'avec des simagrées, riant de montrer leurs jambes, et poussant des petits cris d'effroi.
Quant à lui, c'était un gros marchand de vins du Charollais, de haute taille, coiffé d'un grand manille à haut de forme, remuant des louis dans ses goussets avec ses grosses mains poilues, bavard, et portant une blouse bleue toute neuve brodée dans le dos.
L'été, la diligence partait le matin, à quatre heures, de Mâcon, allant de Cluny et à Saint-Gengoux. En route, on s'arrêtait invariablement à Saint-Serlin, sur les six heures, quand le soleil commençait à chauffer, et là pour "tuer le ver", on buvait d'un certain petit vin du pays renommé pour son goût de pierre à fusil.
Nous venions de repartir après nous être rafraîchis, et la voiture, ballotante, roulait sur la route grise, au bruit du trot des chevaux et au son des grelots.
C'était par un de ces beaux matins de septembre brumeux et purs où le soleil est si bon et l'horizon si rose! De longs pans de brume blanches traînent au fond des vallées, de loin en loin, sur les rivières.
Les voyageurs dormaient, nous arrivions au bas d'une longue côte, et le voiturier avant enroulé les guides autour du fouet pour laisser tranquillement tirer les chevaux, quand l'homme au manille et à la blouse nous demanda si nous savions, par hasard, comment ce goût de pierre à fusil était venu au vin du pays, et nous raconta cette histoire du cru.

Il y avait, en ce temps-là, un saint qui était le bon saint Gengoux. Il avait à lui les meilleures vignes, et récoltait tous les ans le plus beau vin blanc de la vallée. Et non seulement, il avait des vignes, mais encore des champs qui rapportaient bon, et des près qu'on ne voyait pas souvent roussir. Il était enfin, comme on dit, dans le rognon de veau. Et il le méritait, car il n'était pas de ces gens qui se font du cuir avec la peau des autres. Au contraire, il avait cave ouverte, et disait d'ordinaire aux pauvres diables:
- Tant que le bon Dieu me donnera du vin, vous n'aurez pas besoin de boire de l'eau.
Cependant, tout n'était pas roses dans l'existence du saint homme... Le bon saint Gengoux avait une femme, mais une femme qui parlait tant, et tant, qu'il aurait mieux valu pour lui avoir un cent de pies et de moineaux près des oreilles. Il en souffrait; mais patient comme un bon jus de saint qu'il était, jamais il ne s'en plaignait, et l'on sait pourtant si les hommes médisent volontiers entre eux des femelles: elles sont ci, elle sont ça, elles n'en veulent, elles en veulent trop... Lui, le bon saint Gengoux, il étais résigné comme un saint de bois. Seulement, une fois par an, il s'en allait en pèlerinage, et demandait, à ce qu'on racontait, au bon Dieu qu'il le rendît sourd.
Mais le bon Dieu, c'est le grand rengôniou*, et les rengônioux ne vous soulagent pas tous les jours. Le bon saint Gengoux n'avait jamais les oreilles plus ouvertes que lors de ses retours; la femme de son côté, ne bavardait jamais plus fort qu'en le revoyant après ces absences, et elle menait si bien la conversation bride abattue, elle dépêchait tant d'histoires, elle faisait tant de questions, elle poussait tant de cris, elle lâchait tellement sa langue à fond de train toute la journée, elle débitait tant de bredineries, que le saint, un jour, lui souhaita, par manière de dire, d'aller voir au fond du puits si l'eau était bonne à boire.

C'était le seul péché qu'il eût commis depuis sa naissance et le seul, notez-le bien, qu'il dût jamais commettre, mais ce péché-là devait avoir d'épouvantables suites.
Sa femme, jusque-là, n'avait jamais été que bavarde. Elle fut, dès lors, affligé d'une infirmité singulière. Elle ne pouvait plus dire un mot, et elle en disait des mille et des cents, qu'elle ne prît en même temps la parole du côté qui intéresse les apothicaires. Et ne croyez pas qu'elle n'en causait que plus, jaspinant par-ci, jaspinant par-là, lançant des interjections toutes crues, et se plaisant d'autres fois en des pensées subtiles qui avaient l'air d'être suivies de points d'interrogation; Elle ouvrait jusqu'à cent vingt fois la bouche par minute, sept mille deux cents fois par heure, et quatre-vingt six mille quatre cents fois par jour, sans compter les décimales.
Elle en était venue à parler toujours sans s'arrêter jamais, le matin, au petit jour, à peine éveillée, et la nuit même, en rêvant. Elle parlait seule rognonnant contre son malheur et se prenait alors elle-même entre deux feux. Elle parlait dans son lit, en regardant voler les mouches; dans sa cuisine, en remettant de la braise sous la marmite; dans les salles, dans les chambres, au grenier où séchaient les petits oignons, et jusque dans la cave en tirant du vin.
Mais le bon saint Gengoux ne semblait jamais entendre et, résigné, souriait affablement.

Or, le temps des vendanges venait et le bon saint Gengoux apprit que son frère arrivait, comme chaque année pour goûter son vin blanc. Alors, sans dureté et même bien tendrement, il prit sa femme à part, et, cherchant le joint pour l'éloigner, la pria d'aller trois jours en pèlerinage, pendant le séjour de leur parent dans leur maison.
La pauvre femme était une parfaite épouse, et pleinement sympathique, sauf qu'elle avait le verbe un peu prolongé, et pétillait d'ailleurs comme un vieux sarment (la fumée y était aussi). Elle s'en alla donc, et l'aîné débarqua dès qu'elle fut partie.
Il arrivait content, et pressé d'embrasser son cadet; mais il s'arrêta court en entrant dans la maison et le bon saint Gengoux lui dit, en lui voyant remuer significativement les narines:
- Frère, mais qu'as-tu donc?
- Est-ce que tu ne sens rien? demanda l'aîné;
- Tu sens quelque chose? fit saint Gengoux.
- Il paraît, reprit l'aîné, qu'on a bien de la peine à allumer le feu chez toi.
- Le feu? Pourquoi?
- C'est que, vois-tu cadet, ta femme a dû joliment battre le briquet ici, car il sent rudement la pierre à fusil.
- Ça ne t'incommode pas?
- Si, un peu... Si nous montions là-haut, dans la chambre.
- Dieu ne le défend pas, dit le saint, et si tu le veux... montons.
- Heuh!... fit l'aîné, une fois dans la chambre, c'est encore plus fort qu'en bas, bon Dieu!... Descendons.
- A tes souhaits... Viens dans la cave.
- Tonnerre!... cria le frère, arrivé dans la cave, mais de quelle pierre se sert donc ta femme, cadet? ... Buvons, vite...
- Tiens, fit saint Gengoux
- Seigneur! s'exclama l'aîné, qui n'avait pas l'air d'être près de finir de boire, et se donnait, tout en gémissant, des grands coups de gobelet dans le bas de la figure, Seigneur: Ah! Seigneur Dieu! je crois que le goût est passé dans le vin!...
Le bon saint Gengoux ne poussa aucune exclamation. Cependant il se versa un grand trait de son beau vin doré du bon Dieu, le but d'un coup, le goûta, et dit avec tranquillité:
- C'est vrai, Dieu soit béni!

Le soir même, il tomba malade, et l'aîné qui le surveillait lui dit:
- Où est ta femme?
- En pèlerinage, frère. Elle revient; va, n'attends pas son retour.
Le bon saint Gengoux, le lendemain, ne remuait plus qu'à peine; de temps à autre, seulement, il tournait encore la tête, et de son lit, par les fenêtres ouvertes, regardait vendanger les vignes. Puis, quand il fit nuit, il ferma les yeux, comme s'il allait dormir.
- Mon frère est bien malade, gémit l'aîné, c'est la douleur d'avoir trouvé ce goût-là dans son vin qui l'aura frappé.
Le troisième jour, la femme reparut, et, trouvant son homme couché, tout pâle et sans mouvement, elle tomba dans une série de lamentations si extraordinaires que l'aîné dit tout bas à l'oreille de son cadet, avec épouvante:
- Ah! frère, le diable est dans ta femme.
- Il en sort, murmura le bon saint Gengoux.
La femme, en effet, peignit bien horriblement sa douleur toute la journée, et vers minuit, récita la prière des morts d'une façon bien étrange.
Le matin venu, ils s'approchèrent de lui, et lui trouvèrent sur le visage une béatitude si céleste qu'ils devinèrent qu'il avait trépassé.
Le bon saint Gengoux n'entendait plus, mais le vin blanc, depuis cette époque, a senti la pierre à fusil.

... On était en haut de la côte, et l'homme au manille et à la blouse avait à peine fini, que le voiturier reprit les guides et se mit à exécuter en l'air, avec son fouet, au dessus des chevaux qui partirent au grand galop, une étincelante et magnifique pétarade.
La soleil avait monté, le ciel était d'un bleu plus chaud, les voyageurs se réveillaient dans la voiture, de joyeux rires partaient de la banquette du devant et, les raisins commençaient à mûrir, on voyait de loin, le long de la route, au bruits des grelots et des roues, les grives s'envoler des vignes.

                                                                                                                        Maurice Talmeyr.

La Vie populaire, dimanche 26 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Diligence au XIXe siècle:



* Rengôgnou: Le rengôgnou est le nom que l'on donne en Bourgogne aux rebouteurs ou rebouteux

Le côtier.

Le côtier.


Le jour où sa femme mourut, commença la série noire pour le père Louis, le vieux cordonnier de Montmartre*. Il avait eu sa part de bonheur jusque-là; le travail avait été rude, et maigre le salaire; mais on avait de quoi manger; la femme était ménagère, l'homme ne buvait jamais, et, sous des loques cachées au fond de la grande armoire en noyer, on avait empilé quelques écus. Ne fallait-il pas songer à établir un jour une fillette qui grandissait?
La mort de la femme changea tout cela. Le vieux devint sombre. Il restait des heures entières assis dans son échoppe, sans parler, l’œil fixe, la lèvre pendante, comme abruti. Seulement, quand sa fille revenait de l'atelier, il semblait se réveiller. Il embrassait l'enfant au front, lui souriait tristement, semblait écouter son caquetage d'oiseau lâché, les gros potins et les petites querelles, toutes les nouveautés du jour; puis il retombait dans sa torpeur douloureuse, pendant que sa fille se plongeait avec délices dans le feuilleton du Petit Journal*.
Un soir, elle ne revint pas. La chambre lui avait paru sans doute trop froide et trop nue. Un calicot frisé, qui la reconduisait chaque jour, depuis plusieurs semaines, fit miroiter à ses yeux un avenir couleur de rose, avec encadrement de palissandre, et elle le suivit.
Toute la nuit, le père l'attendit en silence, comptant les heures qui tintaient lugubrement dans la nuit et torturé d'une angoisse atroce où se confondaient ces deux départs. Aucun reproche ne lui montait au cœur contre cet abandon; mais la conscience de sa solitude le troublait profondément.
Dès que le jour vint, il se leva de sa chaise, alla droit à l'armoire, y prit une des pièces de cent sous si péniblement amassées et sortit.
Quand il rentra, il était nuit close. Il avait couru tous les marchands de vin du quartier, buvant des petits verres, cherchant l'ivresse. Sa tête lui semblait lourde, et ses jambes se refusaient à le porter. Il recommença le lendemain, puis les jours suivants, augmentant la dose de sa lente intoxication, toujours ivre, battant les murs et suivi d'une foule de galopins en gaîté.
Son vieux paletot noir portait des traces de boue, les traces de tous les ruisseaux où il avait roulé. Son feutre bossué n'était plus qu'une loque informe. L’œil morne, la lèvre baveuse, il marmonnait en titubant le nom de la femme morte et celui de l'enfant disparue. Mais toujours, il rentrait au logis, avec on ne sait quel espoir confus que le passé n'était qu'un mauvais rêve, éclos dans les brouillards de l'alcool, et que, tout à l'heure, il allait retrouver les êtres chers dans la vieille chambre, toute sonore d'éclats de rire et de chansons.
Mais les réveils du lendemain étaient plus horribles encore. La perception plus nette du malheur le rendait plus insupportable; il cherchait alors dans les écus de l'armoire l'anéantissement et l'oubli. Un matin, le vieux s'aperçut que cette armoire était vide: la dernière pièce de cent sous était envolée! Il sortit alors, sans regarder derrière lui, et quitta sa chambre pour ne plus y revenir. 
Il lui fallut gagner sa vie, pourtant, de quoi retrouver dans l'alcool consolateur l'allègement aux maux soufferts. On lui parla d'un emploi de côtier à la Compagnie des Omnibus*. La besogne était dure, mais n'exigeait pas un long apprentissage; il se présenta et fut embauché.
Il couchait au dépôt de la Compagnie, le plus souvent dans l'écurie même, avec les chevaux, enfoui jusqu'aux yeux dans la paille chaude. Avant l'aube, il se levait. La cour était déserte encore, et les grandes voitures multicolores, rangées par ordre de départ, composaient une masse plus sombre, d'allure fantastique. Les harnachements et les colliers étaient pendus le long des murailles. Les timons dételés laissaient traîner des courroies et des chaînes.
Le vieux côtier saisissait son balai et commençait sa besogne, automatiquement, sans penser; puis, peu à peu, la cour s'animait, les chevaux sortaient des écuries, les cochers et les conducteurs arrivaient, les premiers le fouet à la main, les autres serrant autour de leurs reins la sacoche de cuir. Les voitures sortaient enfin, l'une après l'autre, et se rangeaient à la tête de ligne. Alors, les côtiers habillaient les chevaux de renfort, et gagnaient lentement leurs postes.
Entre ses deux rangées de hautes maisons noires, le faubourg dressait en pente rapide ses pavés rendus glissant par le brouillard. Dans un renfoncement, en bas de la côte, contre un mur couvert d'affiches de toutes couleurs, des manteaux de toile cirée pendaient à des clous; et le long du trottoir, les chevaux de renfort, la tête pendante, l’œil éteint, une jambe repliée, songeaient mélancoliquement, de cet air navré des bêtes malheureuses.
Assis sur son escabeau de bois et vêtu d'une mauvaise blouse bleue, le côtier sommeille, sous son lourd chapeau de cuir bouilli; quand l'omnibus apparaît au tournant de la rue, il prend le cheval de renfort par la bride, l'accroche au timon et marche silencieusement à côté de lui; son fouet à manche court est passé au travers de ses épaules voûtées; et ses deux mains s'y suspendent, comme si elles étaient trop lourdes pour ses bras débiles, et qu'il ne pût pas les porter.
Le cocher lui parle; mais il ne répond guère. Les pieds, chaussés de vieux souliers éculés, dont les fentes laissent apercevoir sa peau gercée, glissent sur le pavé gras, trébuchant, pourtant à faux dans les interstices des pavés. Jamais il ne frappe le pauvre cheval, usé comme lui même, et comme lui résigné. Il gravit péniblement la montée, et redescend vers son poste d'attente, non sans s'arrêter au cabaret, où il laisse presque entièrement son maigre salaire journalier.
A peine mange-t-il. Pourquoi faire? L'alcool le soutient, et le pain lui semble amer. Jamais une larme, pourtant. A de rares intervalles, quand il est assis sur son escabeau, la tête entre ses mains, l’œil fixe, un profond et silencieux soupir s'échappe de sa poitrine lasse. Il tâte alors ses poches, d'un geste brusque, et, s'il y trouve encore quelque menue monnaie, il retourne chez le marchand de vin. Mais si forte que soit son ivresse, il ne le fait plus trébucher comme aux premiers jours. Il marche plus droit, au contraire; une chaleur inconnue lui brûle la poitrine et lui fait monter le sang aux joues; il ne pense plus et ne se souvient pas.
La nuit, il rentre au dépôt, remet son cheval à l'écurie, et s'endort d'un sommeil de plomb sans rêver, pour recommencer le lendemain. Il ne souhaite même plus de mourir, tant la bête a tué l'homme en lui.
Mais un matin, sans doute, on le retrouvera mort, raide et glacé, dans son linceul de paille, ou bien quelque cheval en gaîté fracassera d'un coup de sabot ce pauvre crâne, où dansent parfois encore, dans le brouillard de l'ivresse, les fantômes indécis des êtres aimés.

                                                                                                           Georges Lefèvre.

La Vie populaire, jeudi 23 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira

* Cordonniers de village:



* Le Petit journal:



* Les côtiers étaient chargés d'amener un cheval supplémentaire pour soulager l'attelage afin de franchir les côtes.