dimanche 28 avril 2019

Chez l'homme malade.

Chez l'homme malade.

Malgré le silence qui règne constamment autour de Yldiz-Kiosk, il est certain aujourd'hui qu'Abdul-Hamid est gravement malade de la moelle épinière et qu'il approche rapidement de sa fin. La disparition du sultan "rouge", auquel on doit l'égorgement de deux cent mille Arméniens ne semble pas devoir mettre l'Europe en deuil. Cependant, comme celui que l'on a spirituellement appelé le "Grand Saigneur" ne manque pas d'occuper une place tout à fait à part dans la liste des souverains de nos jours, nous croyons utile de transmettre à nos lecteurs les impressions d'un haut fonctionnaire turc d'origine française, qui leur offriront sur plus d'un point de l'inédit.

Abdul-Hamid.

Abdul-hamid, fils d'Abdul-Medjid et d'une esclave circasienne, est né le 23 septembre 1842. La seconde femme de son père l'adopta, l'éleva au harem et à sa mort lui légua tous ses biens. Dans sa jeunesse, le prince se signala par sa constitution robuste et son habilité à tous les sports, parmi lesquels l'équitation et l'escrime jouissaient de sa préférence. Il semblait destiné à une vie paisible, lorsque le 30 mai 1886, son oncle Abdul-Aziz fut déposé par le fils aîné d'Abdul-Medjid qui prit le nom de Mourad V.
On sait ce qui s'en suivit: Abdul-Hamid à son tour, déposséda son frère Mourad V, et, l'ayant jeté au fond d'un cachot, monta sur le trône le 31 août de la même année. Depuis lors, toute tentative, que dis-je? tout soupçon de rébellion fut accompagné des dernières rigueurs.
Le type physique du sultan ne s'est guère embelli avec l'âge. Son dos s'est voûté, ses cheveux ont grisonné, tandis que la lèvre inférieure, devenue épaisse, donne à son expression quelque chose de bassement sensuel. Les yeux sont généralement mélancoliques et mornes; toutefois, lorsque le sultan est de bonne humeur, ils affectent une vivacité peu ordinaire. Son "tic" consiste à tordre nerveusement les extrémités de sa longue et forte moustache.

Le sérail, les jardins.

Le sérail, qu'il ne faut pas confondre avec le harem, est une magnifique résidence située sur la pointe la plus orientale de Stamboul, vers la mer, où il apparaît comme un amas de châteaux entouré d'une muraille crénelée que flanquent des tours carrées. Ce qui n'apparaît pas extérieurement, c'est l'abondance et la splendeur des jardins, où croissent les arbres dans la liberté d'une forêt vierge, où le bruissement des eaux murmurantes n'est interrompu que par le chant des oiseaux. Les palais eux-mêmes ont quelque chose de rustique: vus de près, ce sont d'élégants kiosques de bois doré et percé à jour. Un des jardins, le premier précisément qui se présente aux yeux des visiteurs, est encadré de compartiments de bois à l'ancienne mode française.
En remontant les jardins vers la colline, après avoir dépassé les logements des pages et la bibliothèque, on arrive à une grande esplanade ombragée de platanes séculaires, qui contient l'Ecole des beaux-arts et le Musée des antiquités, et d'où l'on jouit  d'une admirable vue sur le Bosphore.
Au sommet de la colline se trouve la porte principal du sérail, la porte Auguste, Babi-Houmayoun, haute porte en marbre blanc et noir.

La cour des Janissaires.

De chaque côté de la porte s'ouvre une niche ogivale. C'est dans cette niche que se trouvaient autrefois les clous qui servaient à suspendre les têtes des pachas décapités par ordre du Grand Seigneur. En face de cette porte qui est double, s'élève la forteresse d'Ahmed III, tout en marbre blanc, de forme carrée, aux bois tout brodé de sculptures en filigrane, mamelonnée de clochetons capricieux. Ensuite on pénètre dans la cour des Janissaires, qui comprend les bâtiments de la monnaie et l'ancienne église de Sainte-Irène. L'intérieur de l'église est tapissé d'armes modernes disposées avec symétrie, tandis qu'au fond de l'abside sont rassemblées des armes historiques, telles que le sabre de Mahomet II, lame droite, où court, sur un fond de damas bleuâtre, une inscription en lettres d'or et constellé de deux disques de pierreries, et l'épée de  Scanderberg le héros athlétique. Au centre de la cour se trouve le fameux platane des Janissaires, si vaste que ces gardes l'employaient comme cuisine.
On arrive ainsi à une seconde porte, dite porte centrale, fermée par une double porte, où se trouvait autrefois le logement du bourreau. Elle donne accès à la seconde cour du sérail, plantée de quelques arbres et entourée d'une galerie basse soutenue par une colonne de marbre. L'aile gauche contient la salle du trône, au-dessus de laquelle s'élève une tour carrée ressemblant à un clocher de village et que l'on distingue fort bien de loin. Pour y parvenir, il faut franchir une troisième porte, dite porte de la Félicité, qui gardait autrefois les eunuques blancs.

La salle du trône.

Tout le kiosque est richement ornementé en style arabe. Au haut d'un perron à rampes de marbre s'élève la porte percée d'une ouverture grillée, à travers de laquelle le Commandeur des croyants daignait autrefois recevoir les demandes des ambassadeurs chrétiens.
A gauche et à droite sont conservés, dans des vitrines, des armes, des étoffes brodées, des objets d'art en style arabe. On y trouve notamment les trois plus grandes émeraudes du monde.
La plus grande partie de la salle est occupée par le trône en forme de divan, où le sultan s'assoit, les jambes croisées. Construit en ébène et en santal incrusté de nacre, il est surmonté d'un baldaquin soutenu par des colonnettes semées de grenats, de turquoises, d'améthystes, de topazes et autres pierres à l'état de cabochons, car autrefois les Turcs ne taillaient pas les pierreries. Des queues de cheval pendent aux quatre coins à de grosses boules d'or surmontées de croissants. On sait que le trône a été enlevé aux Persans et porte en français l'inscription suivante: "Ce trône a été pri (sic) et envoyé en 1514 pendant la guerre du Sélim contre le Shah de Perse Ismaïs."

Le harem d'Yldiz-Kiosk.

C'est pour ce bâtiment, où personne, en dehors des eunuques, n'est autorisé à pénétrer, qu'on été réservés tous les raffinements du luxe oriental. Ce ne sont que salons, au plancher couvert de tapis de Perse, ornés de divans, de cachemires, de tables de nacre surmontés de vases de Chine et de cassolettes d'or; aux plafonds de cèdre à caissons peints et dorés; que salles de bain d'une magnificence toute orientale; que jardins enchanteurs parsemés de fontaines.
La résidence proprement dite d'Abdul-Hamid est, comme on le sait, le Kiosque de l'Etoile ou Yldiz-Kiosk, bâtiment en marbre de construction récente. Il occupe la partie supérieure d'un admirable parc, parsemé de kiosques et de pièces d'eau, qui couvre tout le versant de la colline.

Le Sélemlik.

Abdul-Hamid, qui depuis une dizaine d'années, vit dans une angoisse perpétuelle d'être assassiné, ne sort de Yldiz-Kiosk, que pour prendre part chaque vendredi, à la cérémonie religieuse du Sélemlik, à laquelle son titre de calife des croyants lui impose d'assister. Tandis que ses prédécesseurs avaient pour habitude de changer chaque semaine de mosquée, Abdul-Hamid ne s'aventure jamais en dehors de la mosquée Hamidié, située à deux cents mètres de son palais. Quatre rangs de soldats bordent le court espace à parcourir, de sorte qu'à part les ambassadeurs, qui disposent d'un kiosque spécial, il est absolument impossible au public de rien apercevoir. Un kiosque qui servait à quelques invités triés sur le volet a été détruit en 1901 par ordre supérieur.
D'abord sortent de la porte des voitures de dignitaires, puis trois ou quatre landaus de sultanes et d'odalisques, accompagnées d'eunuques noirs. Puis après un nouveau défilé de dignitaires, apparaît la calèche du sultan. A ce moment retentit du haut du minaret le fameux: La il ah il Allah ve Mahommet résoul Allah! ou en français: "Dieu est le seul Dieu et Mahomet est son prophète." Le sultan est généralement vêtu d'une simple stambouline, espèce de redingote boutonnée jusqu'au col, et coiffé d'un fez. Après la cérémonie religieuse, Abdul-Hamid passe une revue de ses troupes, puis rentre sans formalités, mais toujours en grande hâte, à Yldiz-Kiosk, tandis que les ministre et les dignitaires suivent à pied, lisez en courant, la calèche impériale.

La peur du destin.

Le sultan est littéralement hanté d'être assassiné, et un très léger soupçon sur un haut dignitaire, ainsi qu'on l'a vu pour Midhat Pasha, Mahmoudt Pasha et bien d'autres, suffit pour qu'Abdul-Hamid calme ses craintes en supprimant le personnage gênant. Un jour, il appela son premier secrétaire, Ali Fuad Bey, le conduisit à la fenêtre, et montrant au loin la Sublime Porte: "Les voyez-vous? dit-il. Ils sont en train de proclamer ma chute.- Qui? fit le secrétaire abasourdi.- Mes ministres, répondit le sultan, sont maintenant en train de me détrôner. Ne les voyez-vous donc pas? Ali Fuad Bey eut toutes les peines possibles à calmer l'hallucination de son maître.
En fait, ses ministres jouent un rôle quelque peu humiliant. Il les fait souvent goûter à certains mets pour s'assurer qu'ils ne sont pas empoisonnés. Je me souviens qu'un jour, ayant invité à dîner de hauts personnages hindous, et l'interprète ayant été indisposé, il fit lever de table un ministre pour remplacer l'interprète qui, debout à côté du sultan, fut ainsi privé du droit de participer au repas.
C'est qu'Abdul-Hamid croit nécessaire à sa sécurité de jouer au despote sanguinaire. Cette considération pour lui prime sur toutes les autres. On n'ignore pas que chaque nuit il couche dans une autre chambre dont son secrétaire n'a connaissance qu'au moment même où il va se coucher. En somme, Abdul-Hamid est atteint de la folie de la persécution. Voilà ce qui explique des actes qu'il n'eût jamais commis pour un autre motif.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 12 mars 1905.

vendredi 26 avril 2019

Semaine sainte.

Semaine sainte.


Pour les uns c'est un terme fatal, pour les autres c'est un heureux moment de délivrance et de repos. -Enfin! s'écrient ceux-ci; -Déjà! soupirent ceux-là; mais après tout les plus intrépides et les plus exigeans auraient mauvaise grâce à se plaindre, car depuis long-temps la saison des réunions et des fêtes n'avait été aussi animée et aussi brillante que cette année.
La semaine sainte est une époque de clôture officielle. Ces jours passés, dans presque tous les salons, la maîtresse de maison disait à ses invités, à ses habitués: -"C'est aujourd'hui ma dernière soirée, mon dernier concert, mon dernier bal." A cette nouvelle, quelques maris essayaient vainement de dissimuler leur satisfaction. Pour les maris, c'est le commencement des vacances; les voilà libres des grandes corvées, exempts des cruels soucis que leur donnent la contredanse et la valse, quittes des énormes dépenses que nécessitent les toilettes de bal. Ils peuvent goûter le calme de la vie domestique et arrêter les frais de la marchande de modes, du fleuriste, du bijoutier et autres gens de proie; - heureux si leur barque n'a pas été endommagée en traversant tant d'écueils et de récifs.
La saison se termine par une grande revue appelée la promenade de Longchamps. Nous y sommes à l'heure qu'il est, mais voici déjà plusieurs années que cette antique solennité n'offre rien de particulièrement remarquable. Dans ces trois jours officiels, l'avenue des Champs-Elysées n'est ni plus ni moins décorée de brillans équipages, que dans les jours ordinaires favorisés par le beau temps; seulement, pour fêter la circonstance, sept ou huit douzaines de fiacres et un pareil nombre de cabriolets mylords viennent se mêler bourgeoisement aux élégantes voitures de maître qui encombrent la chaussée.
La vogue des Champs-Elysées se soutient: le jardin des Tuileries est abandonné à ce qu'il y a de plus modeste dans l'ordre des piétons. Les gens à voiture ne s'y montrent presque plus, parce que là, rien ne satisfait leur vanité. Quand vous vous promenez aux Tuileries, les gens que vous rencontrez ne savent pas si vous êtes venus en voiture; vous perdez tout le relief, toute la considération que donne un fringant équipage. Aux Champs-Elysées, au contraire, vous commencez par faire deux ou trois tours en voiture; on vous y voit; on vous y admire; vous descendez devant le public, et vous pouvez vous donner la satisfaction d'interrompre de temps en temps votre promenade pour parler à vos gens et remonter en voiture chaque fois que vous rencontrez une personne qu'il vous convient d'éblouir, de séduire ou de désespérer par votre luxe.
Voilà pourquoi dès que le soleil luit dans l'après-midi, tous les oisifs élégans  s'élancent aux Champs-Elysées. On y voit tous les gens qui ont les moyens de se faire traîner à un cheval ou à plusieurs chevaux: - moyens d'emprunt, moyens illicites, bien souvent! Les heureux, les brillans de ce monde, passent fièrement devant l'infanterie de la mode, qui marche en bataillons serrés dans la contre-allée de droite, et qui se distrait de ses fatigues et de sa médiocrité en médisant de ses chefs de file, en lançant des brocards contre toutes les voitures, depuis la calèche de l'ambassadrice jusqu'au limaçon de la lorette. - On appelle limaçons ces petites voitures excessivement basses qui ont l'air de ramper sur le pavé.
Les cavaliers sont les plus exposés au feu roulant des envieux fantassins. Prêtez l'oreille, et vous apprendrez à quel râtelier mangent les coursiers de la plupart de nos superbes dandys. Dieu sait par quelles mains passe l'avoine dont se nourrissent ces intéressans quadrupèdes!

Le Salon littéraire, dimanche 16 avril 1843.

mardi 9 avril 2019

Première chasse.

Première chasse.


A G. Grosclaude.

I


- Vraiment, Gontran, vous n'avez jamais chassé?
- Non, mademoiselle Alice, répondit ingénument le jeune homme à qui s'adressait cette question.
- Est-ce donc que vous n'aimez pas la chasse?
- J'avoue que je lui préfère la pêche.
La jolie Alice de Catinmesnil détourna la tête avec une moue certaine de moquerie sur les lèvres. Elle appartenait au monde titré, comme les quinquinas de choix, qui considère la chasse comme un exercice noble par essence, héraldique par l'antiquité et qui prétend le rattacher à ses origines militaires glorieuses en affirmant que la chasse est l'image de la guerre. Il y a une exagération évidente dans ce parallèle et l'analogie n'est pas frappante entre la poursuite d'un lièvre par un gentilhomme habillé de coutil imperméable et la conquête du saint Sépulcre par des chevaliers bardés de fer et mourant pour leur foi.
Oui, cette délicieuse personne étaient de celles qui nous raillent, nous les pêcheurs à la ligne, pélicans humains debout au bord des fleuves et à qui nous ouvrons le flanc, non pour nourrir bêtement notre postérité, mais pour en tirer d'utiles vers de vase. J'aurai, un jour ou l'autre, raison de ce préjugé qui ennoblit un plaisir aux dépens de l'autre et qui lui donne une sorte de supériorité morale sur son rival. Je démontrerai, qu'à ce dernier point de vue, la pêche l'emporte de beaucoup sur la chasse. Tandis que le chasseur sournois se blottit à l'affût derrière quelque taillis, le pêcheur tend ses embûches à la face du ciel et sous les morsures implacables du soleil. Le premier atteint des bêtes innocentes dans l'exercice de leurs plus poétiques attributs, le vol et la course. Le second frappe ses victimes dans la satisfaction d'un vice, la gourmandise. La chasse détruit ce qu'elle touche; la pêche le moralise. Elle apprend au poisson la prudence et la sobriété, deux qualités maîtresses. La chasse est une tuerie, la pêche est une leçon.
Et cette influence saine sur les hôtes des rivières, la pêche l'exerce aussi sur l'humanité. Le gibier est un manger excitant qui pousse aux inutilités charmantes de l'amour. Le poisson est une nourriture légère et sérieusement prolifique. Le premier incite à la débauche, le second à la repopulation. Celui-ci engendre par l'épuisement et celui-là la vie par la reproduction normale. Les ichtyophages étaient renommés dans l'antiquité pour la pureté de leurs mœurs. On recherche dans les familles raisonnables, les pêcheurs à la ligne pour gendres. Ce sont des gens qui rendent leurs femmes heureuses et qui portent le cocuage avec une particulière sérénité.
Mais tout ceci n'est que l'ébauche de mon grand travail sur cette grave question, lequel remplit actuellement le tome soixante-neuf de mes œuvres inécrites. Je reviens au jeune Gontran de Gentilduvet et à sa fiancée, mademoiselle Alice de Catinmesnil.
Au geste dédaigneux de la jeune fille, Gontran avait bien vite compris qu'il était perdu dans son esprit s'il n'affectait les plaisirs meurtriers d'un Nemrod. Une heure après, il avait été faire, à la ville voisine, l'emplette d'un fusil et d'une gibecière; le soir même, il annonçait officiellement qu'il prenait part le lendemain matin, au massacre de lapins projetés par les hôtes du château. Et il disait cela d'un air méchant, comme s'il avait soif du sang de ces vibrantes gibelottes. Et mademoiselle Alice encourageait d'un beau sourire les instincts de carnage qui venaient de se révéler dans son bon ami.

II

Comme il l'avait juré, Gontran était debout dès l'aube. Mais il éprouvait un trouble indicible, trouvait son fusil horriblement lourd et se défendait mal contre les culbutes de sa carnassière le long de ses reins. Il descendit à la salle à manger pour y boire quelque cordial qui lui donnât du cœur. Mais on était très pingre dans la famille des Catinmesnil, et tout ce qu'il put découvrir, dans le coin d'un placard, tout le reste étant mis soigneusement sous clef par la maîtresse de maison, ce fut un bocal de cerise à l'eau-de-vie confectionné par la tante Amélie, née de Bizemont, douairière, et qui excellait, bien que de grande famille, , dans la confection de ce dessert bourgeois. Sans les hasards de la naissance, mademoiselle Aurélie de Bizemont douairière eût peut être été tout simplement le mère Moreau! les cuillers d'argent étant également serrées, Gontran dut boire à même le bocal, dont le contenu lui paru d'ailleurs délicieux. Par une vraie fatalité, un domestique matinal menaça d'entrer et de le surprendre dans cet exercice dégustatoire. Gontran avala, d'émotion, une énorme gorgée pleine de cerises entières et qui ne lui descendirent dans l'estomac qu'après une résistance héroïque. Il faillit proprement étouffer. Et le maudit domestique se contenta de passer derrière la porte sans entrer. Alors, c'était bien la peine! encore haletant, mais sensiblement réconforté toutefois, M. de Gentilduvet remit en place le bocal singulièrement allégé, en bénissant la mémoire de la tante Aurélie, comme la reconnaissance lui en faisait un devoir.
Il était temps. tous les chasseurs étaient déjà descendus devant le perron, où s'échevelaient les dernières glycines avec des tons violets d'une mourante tendresse. Un régiment de mollets guêtrés s'ébranlait entre les aboiements des chiens qu'enveloppaient de larges cinglées de fouet et, sur tout ce vacarme d'où montait un microcosme de petits nuages sortis des pipes et des cigares, l'Aurore étendait ses belles lumières roses à travers les fumées et promenait les caresses d'un air frais tout chargé de sauvages parfums. Et le pauvre Gontran pensait: "Que la petite rivière doit être belle sous ces brouillards dorés et quelle occasion perdue de surprendre la perche au plus profond des eaux, la perche qui frissonnerait bientôt au bout de la ligne, jaune et toute rayée de bandes luisantes et bleues!" C'est pour vous, mon cher Grosclaude, que je tiens ici le registre des regrets d'un confrère épris, comme vous et moi, de l'art mystérieux d'où sort  toute bonne friture et toute matelote authentique. Sources de joies pures et vraiment virgiliennes, le long du fleuve qui chante et sous le sourire revivifiant du matin!

III

Mademoiselle Alice était de la partie. Elle était délicieuse vraiment dans son petit costume d'homme dont les culottes indiscrètes n'étaient pas, comme les reins du psalmiste, pleines d'illusions. Ce que ce pétard virginal et impertinent tendait le velours! L'âme de Gontran, cette âme pure de pêcheur à la ligne, en fut elle-même profondément troublée. Il y aurait d'aimables polissonneries à dire sur ce travestissement. Mais ma plume chaste ne s'y peut pas appesantir davantage. Le ravissant fessier, tout de même! Oh! l'heureuse cloche de ce délicieux melon!
Vous entendez, il s'agissait, ce jour-là, d'une extermination de lapins, d'une façon de Saint-Barthélemy. Quand les Charles IX de ces carnages ont décidé de frapper sans merci leurs victimes, ils accusent les lapins d'un tas de méfaits imaginaires. Il était entendu que ceux-ci détruisaient tout aux environs du château et qu'il ne fallait faire aucun quartier. Mademoiselle Alice était parmi les plus impitoyables. Aussi lui confia-t-on un poste d'honneur dans cette petite guerre, où elle se campa, résolue, son Lefaucheux au poing. Gontran eut une déception qui lui fut en même temps un plaisir. On le plaça fort loin d'elle. Ainsi serait-il privé du plaisir de la contempler à travers les feuilles tremblantes; mais aussi, s'il commettait quelque maladresse, comme il en avait grand'peur, n'en serait-elle pas témoin. Ce lui était une consolation de l'aimable spectacle qui lui était refusé.
Tout le monde était en ligne sur l'étendue d'une longue allée dont les grands arbres balançaient doucement dans l'air leurs verdures sonores d'où s'était cependant enfuie la chanson des oiseaux. Car ces jolis habitants de l'air ont une horreur instinctive du chasseur tandis qu'il s'en viennent volontiers roucouler dans les saulaies qui balayent l'eau de leurs pleurs d'argent, et où le pêcheur s'abrite, lentus in umbra, comme Tityre. Or, les oiseaux sont la vivante poésie de la Nature, eux qui ont des ailes! Malheur à ceux qu'ils évitent! C'est comme une malédiction des choses qui descend sur ceux-ci!
Devant les gourdins des rabatteurs, les lapins prenaient le chemin fatal où leur longues oreilles se couchaient en vain sur leur dos sous le vent meurtrier du petit plomb. Pan! Pan! Pan! et les bêtes tombaient, pantelantes, tout autour de l'avenue traversée, comme un tamis, par une poussière de soleil. Çà et là, une goutte de sang luisait comme un rubis sous la lumière. Était-de l'émotion de cette fusillade ou la vengeance des cerises à l'eau-de-vie avalées sans la moindre formule de politesse? Mais le malheureux Gontran se sentit une démangeaison terrible ailleurs qu'au canon de son fusil. Lui aussi était, comme cette arme à feu, chargé, et plus qu'impatient de tirer que personne. J'entends qu'une bonne colique le tenait aux flancs. Il regarda autour de lui. Mademoiselle Alice de Catinmesnil ne pouvait l'apercevoir; un double buisson l'abritait, à hauteur de ceinture. Ma foi, il ne tenta pas de retenir plus longtemps son haleine. Il fit celui qui s'assied sans chaise, pour décrire honnêtement la posture qu'il prit.
- A vous! A vous! lui cria-t-on de tout côtés.
En effet un lapin affolé passait dans son voisinage, du côté précisément par où il montrait pile; la pauvre bête arriva droit derrière lui.
- Pan!
Gontran avait tiré. Mais ce n'était pas un coup de feu qui était parti.

IV

Quand il se releva, salué de moqueries étouffées, car il avait fait grand vacarme sans décharger son fusil, il se retourna machinalement. Soudain il devint blême, et les compagnons qui étaient accourus demeurèrent aussi stupéfaits que lui. Le lapin était gisant dans l'herbe, sensiblement agonisant, remuant à peine ses pauvres pattes crispées.
Tout le monde se regarda. Gontran, qui sentait la nécessité de prendre une résolution suprême, s'avança vers la pièce tombée et très crânement la glissa dans dans son carnet.
- Le premier, dit-il, qui dira comment je l'ai tuée aura affaire à moi!
Et il y avait dans son accent une réelle menace.
Aussi mademoiselle Alice qui, comme je l'ai dit, était fort loin, ne sut rien, sinon que le premier coup de son fiancé, à la chasse, avait été un coup de maître. Elle le félicita chaudement de son adresse et voulut manger elle-même du lapin qu'il avait tué.
- Crac!
Et elle porta vivement la main à sa joue, comme quelqu'un qui souffre subitement des dents.
Elle ramena, entre ses jolis doigts un noyau de cerise. Car c'est de ce genre de plomb que le lapin avait été criblé.
Un savant qui était l'ami de la maison, le docteur suédois Etelred expliqua la chose la plus clairement du monde.
- Cela m'est arrivé souvent en Allemagne, dit-il, les Allemands ayant coutume d'assaisonner le gibier avec des confitures.
Mademoiselle de Catinmesnil est aujourd'hui madame de Gentilduvet.

Trente bonnes farces, Armand Silvestre, Ernest Kolb éditeur.