samedi 21 juillet 2018

La mère du régiment.

La mère du régiment.


Le nom d'une cantinière, Mme Hofer, que le hasard rendit millionnaire voici bientôt un mois*, est devenue célèbre du jour au lendemain, et bien des gens ont prononcé ce nom qui ignorent celui du docteur Roux ou de Marconi, l'inventeur de la télégraphie sans fil. Puisque l'attention générale est ainsi fixée sur une cantinière, le moment pourrait-il être mieux choisi pour conter l'histoire, pittoresque et touchante, des cantinières de France?

La cantinière que les soldats, dans leur langue imagée, ont surnommée "la Mère du Régiment" est-elle appelée à disparaître définitivement?



La question a été posée en haut lieu et il faut bien avouer que la disparition des cantinières s'expliquerait aisément, étant donné leur rôle de plus en plus effacé dans les armées modernes.

Cantinières d'aujourd'hui et de jadis.

Et pourtant si les cantinières sont toujours à la peine, elles ne sont plus à l'honneur. Depuis longtemps déjà, elles ne figurent plus aux revues et voilà  tantôt dix ans que leur fut enlevé l'uniforme qui avait tant contribué à leur popularité.
Le temps n'est plus des armées à panache et de la guerre en dentelle, où le maréchal de Saxe, recommandait de ne recruter les cantinières que parmi les femmes les plus jolies et les mieux ajustées. En ce temps où marchaient de front la guerre et l'amour, le métier de vivandière des armées du roi se confondait un peu avec celui de marchande à la toilette*, et le souvenir est resté d'élégantes jeunes femmes revêtant elles-mêmes de riches étoffes du Levant, et allant à travers les camps parées ainsi que des reines.

Le livre d'or des cantinières.

C'est à l'époque de la Révolution que commence leur véritable rôle de femmes héroïques et de sœurs de charité. Reconnues par la Convention, car jusque-là elles n'avaient été que tolérées, nous voyons les cantinières, en bonnet phrygien et baril tricolore au côté*, accompagner  les soldats imberbes de la République sur tous les champs de bataille de l'Europe. On conçoit aisément qu'au cours de si longues campagnes, la jupe se soit raccourcie et que la bottine ait fait place à la guêtre montante; ajoutez-y une pelisse bleue et vous aurez le portrait des cantinières d'alors.
C'était le temps où, saisies d'enthousiasme en attendant battre la charge; elles ramassaient un fusil et montaient à l'assaut; où Bonaparte, témoin de leur vaillance, en écrivant au Directoire, réclamait pour elles la couronne civique avec chaîne d'or. 


-Sire, dit un cantinier à Napoléon, c'est mes fils et mon épouse "dont elle a vu" les pyramides et le fleuve du Tage.

Et sait-on que c'est grâce au baril d'une vivandière dont le contenu servit à ranimer les soldats demi-morts de froid, que les hussards français purent prendre d'assaut la flotte hollandaise bloquée par les glaces?
Plus tard, avec Napoléon 1er, elles firent le tour de l'Europe, et plus d'une mérita par son courage de recevoir, de la main même de l'empereur, la croix de la légion d'honneur.

Catherine Rohmer.

Telle fut cette Catherine Rohmer qui, blessée à Wagram alors qu'elle accompagnait les soldats à la charge, fit le coup de feu contre les Cosaques pendant toute la retraite de Russie, suivit Napoléon en exil à l'île d'Elbe et vit en Algérie périr ses quatre fils sous les balles des Arabes.


Durant la retraite de Russie, Catherine Rohmer
prit le fusil d'un blessé et fit le coup de feu.


La "Belle Marie".

Souvent aussi, certaines d'entre elles avaient leur légende que les soldats se racontaient le soir au bivouac; telle fut celle connue sous le nom de la Belle-Marie et qui cachait, affirmait les troupiers, sous cette appellation, un des noms les plus connus de France.
Combien d'entre elles comptaient, telle un vieux grognard, sept ou huit campagnes et plusieurs blessures! Mais aussi n'étaient-elles pas à l'honneur?
Et combien encore plus au danger pourtant!
Ici, c'est une vivandière qui, voulant franchir un torrent, est emportée par le courant et se noie avec toute sa famille; là, un parti d'ennemis, survenant à l'improviste anéantit en quelques instants les épargnes de plusieurs années.

La mère Radis.

Et la mère Radis qui, trouvée sur la route, engourdie par le froid, fut considérée comme morte! Déjà les soldats la descendaient dans une fosse lorsque, heureusement, elle se réveilla.
Les histoires militaires sont pleines de leur bravoure et de leurs souffrances.
Un historien a raconté comment, pendant la retraite de Russie, il vit une cantinière qui, entrée dans le ventre d'un cheval mort, cherchait à enlever le foie de l'animal pour s'en nourrir.
Leur sexe même ne les a pas toujours garanties de la vengeance de leurs ennemis: en 1870, les Allemands ayant pris une cantinière les armes à la main lui coupèrent les poignets!...

Où le patriotisme le dispute à la charité.

Ce fut seulement sous Napoléon III qu'un costume spécial fut attribué aux cantinières: tunique, pantalon et jupe bleu de roi, le tout agrémenté de parements et de revers rouges.
La tenue variait avec le régiment*; c'est ainsi que les vivandières des zouaves avait un costume soutaché de jaune et que celles des guides portaient une jupe verte et un shako orné d'un haut plumé.
Ce fut la plus brillante époque de l'histoire de ces femmes courageuses, celle où se montra tout leur dévouement pour les soldats, en Crimée, en Italie, au Mexique. Mais arrive l'année terrible: alors leur courage et leur charité semble croître avec les malheurs de la patrie.
Mme Jarrethout, aussitôt la guerre déclarée, s'engage dans les francs-tireurs. Elle prend part à la défense de Châteaudun*. Puis elle assiste à la bataille du Mans et enfin à celle de Coulmiers où, surprise par un escadron de uhlans, elle est faite prisonnière. Pas pour longtemps, car deux jours après, profitant d'un moment d'inattention, elle leur fausse compagnie et rejoint l'armée française. 
Sa rivale en bravoure, c'est la mère Vialar, la première cantinière de France. En Crimée, devant Sébastopol, elle est constamment à la tranchée.
En 1870, elle suit son régiment à toutes les batailles livrées autour de Paris.



La brave mère Vialar, première cantinière de France,
en son uniforme de gala

Après la guerre, elle fut décorée, ainsi que Mme Jarrethout sur une pétition envoyée au ministre, au bas de laquelle de nombreux officiers supérieurs tinrent à apposer leur signature.
Mais parmi tous ces noms glorieux, il importe d'en rappeler un qui est comme l'incarnation du patriotisme: c'est celui de Louise de Beaulieu*.
Issue d'une famille noble et riche, elle s'engagea dès nos premiers revers et fut présente à toutes les batailles, au Bourget, à Buzenval, à Champigny, sauvant la vie à des centaines de blessés et dépensant toute sa fortune en œuvres de charité.
Blessée et amputée d'un doigt, elle n'en continua pas moins son service jusqu'au jour où, faite prisonnière par la Commune, elle faillie être fusillée. Relâchée, elle put, grâce à son énergie, sauver de la destruction l'Hôtel des Ventes et la mairie du IXe arrondissement, encombrés de malades.
Plus tard, sur sa poitrine, on accrocha la croix de la Légion d'honneur et la médaille militaire. Elle mourut pauvre il y a quelques années.

La cantinière millionnaire.

Mais la cantinière qui a fait le plus parler d'elle en ces dernières semaines est bien Mme Hofer, cantinière du 28e dragon à Sedan, qui a gagné le joli denier d'un million à la Loterie de la Presse. Mme Hofer est lorraine: c'est à Clouange, près de Metz, qu'elle naquit, il y a trente cinq ans. Mais, Fribourg, en Suisse, se réclame aussi de Mme Hofer, dont le mari était Fribourgeois et dont le beau frère dirige encore un hôtel dans cette ville. Mme Hofer est une femme très calme que sa nouvelle et considérable fortune n'a nullement émue. L'un de nos confrères, M. Emile Berr, qui l'interviewa à Sedan, lui posa une question, un peu indiscrète, mais si piquante:
- Quelle sera, madame, votre attitude à l'égard des sous-officiers qui sont encore vos débiteurs?
Mme Hofer sourit et répliqua tranquillement:
- Ce qui est dû est dû, monsieur; mes débiteurs me paieront tous avant mon départ!
MM. les sous-officiers du 28e dragon sont prévenus: malgré le million, on ne fera pas crédit!
Mme Hofer s'honore d'ailleurs d'intentions charitables: elle a, dit-on, offert 10.000 francs à l'Oeuvre, si intéressante, des Colonies de vacances parisiennes; elle achètera une auto à l'un de ses neveux qui a grande envie de devenir chauffeur. Elle mènera à Villemomble la vie d'une brave rentière, fort riche et charitable. Mais il est un point sur lequel elle n'a fait de confidence à personne: Mme Hofer n'a que trente-cinq ans. "Elle est charmante", déclare M. Emile Berr, un Parisien qui s'y connait. Veuve depuis deux ans et sans enfants, que ne se remarie-t-elle? Un sultan océanien, je crois, offrit sa main à Mlle Roosevelt, fille du président des Etats-Unis, vous, madame, avec un million, vous avez droit à un pacha!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 septembre 1905.

Nota de Célestin Mira:

* Mme Hofer fut la première gagnante du premier million, de la Loterie de la Presse.



Mme Hofer, cantinière au 28e dragon à Sedan, le lendemain du tirage.


* Marchande à la toilette:




* Les tonnelets:

Tonnelet du 100e régiment d'infanterie.


Tonnelet de Mme Thomazo, cantinière du 4ème régiment d'administration d'ouvriers militaires, 4ème section, second empire.

Tonnelet de Mme Aubry, cantinière à la section des bonnets rouges, 1792.
Tonnelet de Mme Aubry.

Adrien Moreau: Vivandière et soldats de l'Empire.


Hussard et vivandière.

* Uniformes de cantinières, 1856 1860.











* Mme Jarrethout:



* Louise de Beaulieu:



* 1914: la fin des vivandières.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire