lundi 30 avril 2018

Éruption du volcan le Grand-Brûlé, île de la Réunion.

Éruption du volcan le Grand-Brûlé, 
           île de la Réunion.


Nous avons reçu de l'île de la Réunion le dessin ci-joint, représentant l'éruption du volcan le Grand-Brûlé.



Éruption volcanique à l'île de la Réunion.
Vue prise du rempart du Bois-Blanc.
D'après un dessin de M. Ludovic d'Hastrel.

Cet événement, au reste, n'inspire aucune inquiétude à la population, car le pays n'est pas ordinairement sujet à des tremblements de terre; lorsqu'ils ont lieu, ils ne se manifestent que par des effets à peine sensibles. Il n'y a ni sinistres, ni dégâts considérables à regretter; c'est donc pour la colonie un spectacle qui ne manque  ni de grandeur, ni d'attrait.
L'île de la Réunion est composée de deux montagnes volcaniques, dont l'origine remonte à deux époques éloignées l'une de l'autre. La partie méridionale conserve encore des feux souterrains, tandis que la partie nord est complètement éteinte. Ce qu'on désigne par la partie du Vent est dans le voisinage de Saint-Denis: c'est une contrée riante, fertile, et qui de loin présente l'aspect des provinces du midi de la France. Ce n'est qu'en approchant vers les bosquets de girofliers, les caféyères et les vigoureuses moissons, qu'on s'aperçoit des richesses de cette terre brûlante.

L'Illustration, journal universel, 8 janvier 1859.

Les sonneurs de cloche à Séville.

Les sonneurs de cloche à Séville.

A Séville, les jours de fêtes, les sonneurs en titre des principales églises trouvent des auxiliaires parmi les jeunes gens de bonne volonté et faiblement rétribués qui viennent les aider à mettre en mouvement toutes les cloches.
Et comme on ne sonne pas régulièrement comme chez nous, à des heures convenues, mais bien selon le caprice, la patience et la force des sonneurs, chacun peut exercer et perfectionner son talent.
C'est à qui montrera le plus d'adresse et de courage dans la manière de sonner la cloche, de s'attacher à elle, de la suivre dans ses mouvements les plus violents.
Pour le visiteur qui arrive dans le campanile en ce moment, le bruit effroyable d'une vingtaine de cloches (comme dans la Giralda), la vibration du monument et la hardiesse de ces jeunes gens, c'est à donner le vertige.
Le premier jour où je fus témoin de ce spectacle, je passais près l'église el salvador del mondo.
Quelques personnes regardaient en l'air, et une bonne vieille Espagnole qui se rendait à l'église s'écria près de moi: "Ce ne sont pas des hommes, ce sont des diables", ce qui me fit regarder en haut comme les autres, et je crus d'abord qu'un malheureux s'était embarrassé dans la corde qui sert à mettre en mouvement la cloche.




Mais je vis bientôt que c'était un jeu; un autre sonneur apparaissait à son tour suspendu dans les airs, ou bien tenant la cloche par les oreilles ou par la charpente qui lui sert de balancier, et la suivant dans son mouvement, se trouvait la tête en bas vers la place quand la cloche rentrait dans le clocher.

                                                                                                                      A. R.

L'Illustration, journal universel, 8 janvier 1859.

dimanche 29 avril 2018

Le boulevard Richard-Lenoir.

Le boulevard Richard-Lenoir.

Le canal Saint-Martin allait encore à ciel ouvert, il y a une douzaine d'années, de son point de départ, bassin de la Villette, à la place de la Bastille. Deux quais le bordaient dans ce parcours: le quai de Jemmapes et le quai de Valmy.
Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi.
Le canal a été couvert, à partir de la rue du faubourg du Temple et sur son dos on a semé une vingtaine de charmants parterres, corbeilles de fleurs et de verdure, au milieu de chacune desquelles un jet d'eau s'élance gaiement. Dans cette transformation, les quais de Jemmapes et de Valmy, qui n'avaient plus de raison d'être, ont dû naturellement disparaître. Et sur tout cet emplacement, ainsi métamorphosé, passe maintenant une magnifique voie, le boulevard Richard-Lenoir, qui est devenu une des plus belles et des plus riantes promenades de Paris. 



Le boulevard Richard-Lenoir.

Les parterres dont nous avons parlé en occupe le milieu, et deux allées, plantées d'arbres, les côtés.
Et c'est ainsi que ce nouveau boulevard se prolonge, large, aéré, vivant, entre une double rangée de maisons monumentales jusqu'à la place de la Bastille, où il se termine. C'est un bienfait véritable pour ces parages, jadis laids, tristes et malsains.
Le lit du canal, dans sa partie couverte, a été considérablement abaissé, et dix-huit orifices ont été aménagés dans la voûte, pour y livrer passage à l'air et à la lumière. Le service s'y fait au moyen d'un petit remorqueur à vapeur, qui stationne dans un bassin, entouré d'une grille, et établi à l'entrée même de la voûte du canal souterrain.

                                                                                                                               Pierre Paget.

L'Illustration, journal universel, samedi 9 juillet 1870.

Les dames n'entrent pas ici.

Les dames n'entrent pas ici.


Mon Dieu! oui, mesdames, il est un pays qui vous refuse l'entrée de plusieurs de ses établissements, parce que, en causant de la distraction aux ouvriers, vous occasionneriez une perte de temps et surtout d'argent. On n'est pas moins galant ni plus pratique! Et pourtant, cette crainte de votre troublante action, n'est-ce point une forme de la galanterie déjà? ce pays, vous l'avez deviné, c'est l'originale Amérique.
Ainsi, le célèbre industriel  Cramp refuse absolument et impartialement l'entrée de ses usines à quelque femme que ce soit.
Dernièrement, un très riche Anglais, de passage avec sa famille aux Etats-Unis, désirant visiter ces vastes établissements, essuya un refus formel:
- Vous avez avec vous deux dames, lui dit M. Cramp, et il y a ici 7.000 ouvriers, qui ne sauraient faire autrement que les regarder. Songez que tous sont à leurs pièces en même temps. Si l'on permet l'entrée à ces dames, chacun des 7.000 ouvriers perdra donc quelques minutes. Mettez-en seulement deux, ce sera pour nous une perte de 14.000 minutes, soit à peu près 233 heures ou 10 jours environ. Si nous payons nos hommes 0,50 fr. l'heure en moyenne, cela nous fait la somme de 116,50 fr. perdue; et cela, pour regarder, deux minutes, les beaux yeux de ces dames!
N'est-ce pas que c'est charmant?

Les femmes restent à la porte.

Un usinier de Chicago pratique depuis peu la même galanterie. Depuis, nous devons l'avouer, hélas! ses affaires se rétablirent au beau fixe. Mais par exemple, celui-là est aussi intraitable que le vieux Cramp; nulle femme, fût-elle la sienne, ne peut pénétrer dans les ateliers, et à l'entrée de la fabrique il a fait graver une plaque: Oh! perdez toute espérance de pénétrer ici, passant, si vous avez le malheur d'être une femme!

Le beau sexe hors la ville.

Chez les Mormons, au territoire de l'Utah, toute une ville refuse aux femmes non seulement le droit d'y habiter, mais d'y passer. Il ne faudrait pas croire que cette ville vaille Paris ou Londres, oh! non, elle ne compte que cinq à six cents hommes travaillant dans les mines.
Chacun fait sa "popote", lave son linge et vaque aux travaux du ménage.
Les homme mariés qui brûlent du désir de voir leur femme doivent prendre pour cela un jour de congé. La ville, qui a une étendue de 10.000 mètres carrés, appartient à une société minière.

Les boutiques sans clientes.

La montagnes des Moines, sur les côtes de Macédoine, renferme, elle aussi, un curieux spécimen de ces curieuses anomalies. Dans les longues rues de Caryes, agréablement garnies de boutiques, des promeneurs, des acheteurs, des vendeurs se trémoussent. Jamais l'harmonieuse silhouette d'une femme ne projette son ombre sur aucun mur. Et pourtant, tous ces bazars regorgent de marchandises féminines, d'articles de Paris, des mille colifichets dont les femmes aiment se parer. Mais toujours et partout, les hommes seuls choisissent, achètent et emportent; j'allais dire: essaient! Et la cause de cet état? Elle est simple: la population, de 6.000 personnes, environ, se compose exclusivement de moines! de leurs tenanciers et domestiques qui, eux, sont mariés et trafiquent pour leurs femmes. Voilà pourquoi le voyageur étonné ne voit jamais, dans les longues rues de Caryes, la jolie silhouette d'une femme!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 novembre 1903.

Le "City of Raguse"

Le "City of  Raguse".

Tous les journaux ont déjà parlé de cette embarcation de quelques pieds de long sur laquelle deux hardis aventuriers ont entrepris de franchir les 900 lieues qui sépare l'ancien-monde du continent américain.



Le City of Raguse, embarcation faisant la traversée d'Angleterre en Amérique.

Le City-of-Raguse, dont nous donnons aujourd'hui la représentation exacte, est une simple chaloupe pontée, jaugeant un peu moins de deux tonneaux, et mesurant 6 mètres de longueur sur 1,80 m de largeur; il porte trois mois de vivres et 450 litres d'eau douce, et il a encore été possible d'aménager à bord une cabine, qui ne mesure il est vrai, que 1,45 m dans sa plus grande dimension. C'est dans cet étroit espace, où un homme ne saurait se tenir debout, que l'équipage devra se réfugier en cas de gros temps.
Le City-of-Raguse, qui peut déployer au vent une surface de toile d'environ 60 mètres carrés est, en outre, pourvu d'un appareil dont l'aspect bizarre ne contribuera pas peu à l'étonnement des navigateurs qui rencontreront en plein Océan ce bâtiment lilliputien. Nous voulons parler du moulin à vent qu'on remarque dans notre gravure; cet appareil sert à mettre en mouvement une hélice, à l'aide de laquelle le navire doit pouvoir continuer sa marche en cas de vent contraire, système ingénieux, à coup sûr, mais dans lequel, il faut le dire,  nous n'aurions qu'une médiocre confiance.
C'est le mardi 15 juin au soir que le City-of-Raguse a quitté le port de Queenstown, point de départ de son voyage; le samedi suivant, il a été rencontré par un pilote anglais, à 40 milles au large; depuis, on n'en a plus entendu parler. Espérons que les deux audacieux marins qui le montent arriveront sains et saufs au terme de leur aventureuse expédition et feront, aux Etats-Unis, ample moisson de dollars, en exploitant la curiosité des badauds américains.

                                                                                                                              P. P.

L'Illustration, journal universel, 2 juillet 1870.

Saint Médard.

Saint Médard.







Saint Médard est devenu bien vieux; il est si vieux et si sec que cette année, il n'a pu arriver à rien. Pas une goutte d'eau en quarante jours! 
L'administration s'est émue de voir cette haute position remplie d'une manière aussi insuffisante, et pense à remplacer ce fonctionnaire. Il est, dit-on, appelé à faire valoir ses droits à la retraite. On parle pour lui d'un fauteuil au Sénat, fauteuil à quinze?

L'Illustration, journal universel, samedi 2 juillet 1870.

Les pompiers de Constantinople.

Les pompiers de Constantinople.

Les pompiers de Constantinople forment une corporation indépendante, qui ne se rattache ni à l'administration de la guerre ni à l'administration civile. Figurez-vous l'administration des portefaix de Marseille. Vienne un navire, et les portefaix sont là, tout prêts! criez au feu, et les pompiers de Stamboul se précipitent vers le point signalé.
La corporation, composée surtout de Grecs d'Arméniens et d'Albanais, a ses coutumes, ses règlements, ses cérémonies et ses fêtes. Il faut les voir et les entendre, dans leurs jours de réjouissance! De vrai bachi-bouzouks! Le raki de l'île de Chio, dont ils abusent, ne montre que trop que la tempérance n'est pas leur première vertu. Mais il est avec la loi de Mahomet des accommodements.
On sait que la ville de Constantinople, si souvent éprouvée par le feu, a deux tours: la tour du Séraskiérat et celle de Galata, d'où les veilleurs, bedji, annoncent au peuple l'incendie qui éclate.
Dès que le sinistre est signalé, les pompiers partent comme la foudre, en bandes de vingt, trente ou quarante. Deux ou trois portent sur leurs épaules les pompes, qui sont petites, mais d'un jet puissant. Ces bandes passent dans les rues comme de véritables trombes, et malheur au piéton qui se trouve sur leur passage!


Une escouade de pompiers se rendant sur le théâtre du sinistre.

Les voilà devant le feu, et c'est ici que se révèle un des vices de cette organisation vraiment trop primitive. Les pompiers sont prêts à travailler, mais ils commencent par demander au propriétaire le prix de leurs services, et ce contrat préalable laisse parfois la partie belle au sinistre.
Une fois la convention faite, vous pouvez compter sur la force, le courage et l'intrépidité de ces travailleurs. Ils sont d'une hardiesse qui ne recule devant rien. Le dernier incendie l'a surabondamment démontré.
Toutefois, cette énergie n'est pas suffisante, et puisqu'on annonce tant de réformes à Constantinople, on devrait bien commencer par améliorer ce service, l'un des plus importants de la capitale de la Turquie.

                                                                                                                              Henri Vigne.

L'Illustration, journal universel, samedi 2 juillet 1870.

samedi 28 avril 2018

Armand Barbès.

Armand Barbès.


Barbès est mort. Depuis des années il se débattait contre le mal qui le tenait à la gorge, le minait et l'étouffait. Une crise suprême l'avait terrassé, il y a trois semaines. Un matin, son ami Quignot, son compagnon de captivité durant de longues et tristes années, reçut ce télégramme laconique et fier: Je meurs, viens avec Martin.
Martin, c'était Martin Bernard. Quignot partit, laissant son atelier de tailleur, pour la Haye, où râlait le grand proscrit. Martin Bernard le suivit, puis Etienne Arago, et tour à tour les amis nouveaux et les amis anciens, Fr.-V. Hugo et Louis Blanc allèrent s'asseoir auprès du grand fauteuil où, couché à demi, Barbès agonisait, non couché, toujours debout. Mme Carles-Barbès, la sœur d'Armand Barbès était accourue aussi. Et ce sera un des regrets de ma vie de n'avoir point revu une dernière fois, ce fier et superbe visage de Barbès, creusé par la douleur, mâle et doux, plein de noblesse et plein de charme.
C'est à Limoges que la nouvelle de cette mort m'arrive. Je n'aurai point le temps de me rendre à La Haye, et Barbès est peut-être enterré à l'heure où j'écris ces lignes, dans ce petit cimetière hollandais où repose un autre proscrit, Lagrange. Je revois la petite maison que Barbès occupait sur le Plaatz, à La Haye, la petite chambre où il vivait, entre ses livres amis et les portraits des compagnons de lutte, Louis Blanc, Charras, dont le visage maigre et sympathique ressemblait au sien, Victor Hugo, d'autres encore qu'il chérissait. Depuis des années la douleur le clouait sur son grand fauteuil. Il y restait songeant, rêvant à la patrie absente, fumant sa pipe, comme à la veille d'être exécuté par le bourreau il avait, jadis, demandé de la fumer, et l’œil sur la place, la tête couverte d'une calotte de velours noir, pareil à quelque grand vieillard d'une légende, il semblait attendre qu'une voix lointaine, celle de la grande nation réveillée, celle de la pauvre France qu'il aimait et dont le nom attirait à ses yeux les larmes, lui criât:
- Reviens!
Il l'attendait, cette voix depuis longtemps muette. Les jours passaient, la maladie creusait et minait chaque jour davantage Barbès. Pourtant, il sortait encore, il allait et venait dans cette ville étrangère où tous s'inclinaient devant lui, depuis le roi qui donnait ordre qu'on lui ouvrit les jardins et les musées à toute heure, jusqu'à l'ouvrier qui lui tirait bien bas son bonnet. Il marchait dans ces rues, redressant sa tête haute, le pas décidé, la taille élevée, un air suprême de commandement répandu sur toute sa personne. Le cher grand homme ! Il y avait en lui du héros et de la femme; du héros pour le sublime, de la femme pour l'attrait. Il imposait par la fermeté, par le courage, par la décision, il charmait par la bonté, par la naïveté, par la grâce; en lisant son histoire tourmentée, héroïque, on l'admirait. En le rencontrant, on l'aimait.
Son existence, toute de sacrifice à une idée, est une existence de martyr. En 1834, il n'a que sa vie à donner à sa cause, il la donne. On le condamne à mort. Il est heureux, il est fier de mourir. On lui fait grâce. Il reste en prison seize ans. Il en sort comme il y est entré, l'apôtre fervent d'une idée. Au 15 mai, pour sauver la République, il se perd lui-même, rentre en prison et n'en sort, sept ans après, que pour aller vers l'exil, vers la mort lente, sûre, terrible, la triste mort de tous les jours. Et dans cette longue agonie, dans cette vie toute entière vouée à la patrie, pas une plainte, pas un murmure, pas une injure à l'adversaire, pas un moment de colère aveugle; toujours une sérénité admirable, je ne sais quelle paix profonde, née du grand coeur de cet homme et du calme infini de sa conscience.
Il y aura tantôt un an - un an! il est mort- dans sa petite chambre de La Haye; je lui parlais de Victor Hugo qui, par ses vers à Louis-Philippe, a contribué à sauver la vie à Barbès, et Barbès me contait qu'il ne l'avait jamais vu de sa vie, jamais aperçu, jamais.
- Et que je voudrais le voir, disait-il, en joignant ses mains maigres. Le voir ici! un homme si grand.
Il se faisait petit devant le grand homme de génie, lui, le grand homme de coeur.
A Bruxelles, au retour, je dis à Victor Hugo combien Barbès serait heureux et fier de le voir. Nous devions partir, avec Victor Hugo et ses fils, pour La Haye, et j'étais heureux de voir cette entrevue entre les deux proscrits dans la petite ville de Hollande. Une maladie de Mme Charles Hugo et le départ de Victor Hugo pour le congrès de Lausanne empêchèrent le voyage d'avoir lieu, et Armand Barbès est mort sans avoir vu Victor Hugo, à qui il était reconnaissant de devoir un peu la vie, et qu'il n'aura (quelle ironie!) jamais aperçu durant les soixante ans qu'il a vécus!
Pauvre Barbès! je le revois encore, avec sa haute taille, son front superbe et son œil plein d'éclairs! Qu'il était bon et grand! Comme sa prunelle s'incendiait au nom sacré de la France! Il l'aimait, ce pays, cette patrie, cette terre de Gaules, jusqu'à l'adoration! Son amour filial avait le fanatisme sublime des amours des mères. Il eût donné sans sang pour le bonheur de tous. Barbès n'était pas de ceux qui jugent les partis, il est de ceux qui les admirent. Quelle que soit l'idée d'un homme, il doit à cette pure et haute figure l'admiration et le respect. Il fut le chevalier de la démocratie. Il y avait, dans son langage et dans ses manières comme dans sa pensée, une dignité et une élégance mâle. Inutile à sa cause, a-t-on dit: Barbès aura été inutile comme ces martyrs qui tombaient, affirmant leur foi par leur supplice. Sans doute, il meurt vaincu. Mais il meurt sans tache, il meurt dans l'intégrité d'une noble vie. Il laisse aux générations qui viennent l'exemple austère de l'abnégation, du sacrifice, de la constance et de la sérénité dans la souffrance et dans la lutte.
A l'heure où les idées s'effacent devant les intérêts, où l'égoïsme remplace le dévouement; où l'appétit se fait revendication avant le droit, Armand Barbès représente l'incessant combat pour lajustice, la résistance à la douleur lente, la fidélité souriante à la fois première, la résignation et, mieux que cela, la foi à l'avenir jusque dans la mort en plein exil.
Charras mourant fit reculer la mort et la fit patienter jusqu'à ce qu'on lui eût apporté de l'autre côté du Rhin (il agonisait à Bâle) un verre d'eau de France. Quand il eut bu cette eau il dit: Je puis mourir, et mourut. Barbès avait voulu voir ses amis des heures de bataille, ses chers et vrais amis dont l'affection n'avait pas vieilli, mais grandi avec les années. Les amis embrassés, il a dit encore un nom: la France! et il est mort.
Là-bas, dans le cimetière de La Haye, un homme maintenant repose qui fut un grand citoyen et un grand coeur. On ne le connaîtra que lorsqu'on aura publié ces lettres qu'il écrivait, au courant de son émotion et comme aux palpitations de son âme, lettres tracées de cette grande écriture lapidaire qui n'était qu'à lui, et qui montrait quelle intelligence il y avait dans ce dévouement fait homme. Cette fois, ce n'est pas un parti, c'est la patrie qui est atteinte. Barbès fut, en effet ce qu'on n'est plus: un caractère et une foi.
Il ne pouvait mourir qu'exilé.

                                                                                                                       Jules Clarétie.

L'illustration, journal universel, samedi 2 juillet 1870.

Nota de célestin Mira:


Armand Barbès.

Tombeau d'Armand Barbès, à Villalier dans l'Aude.

                                   

Ceux de qui on parle.

M. Gérome.


M. Gérome aura quatre-vingt ans au mois de mai prochain, mais voilà déjà longtemps qu'il ne vieillit plus. Il fournit régulièrement huit heures de travail par jour, et, sa tâche faite, se permet des distractions. 





Il ne manquerait pas une fois d'assister, déguisé, au bal des Quat'z'arts, où sa verve blagueuse s'exerce avec entrain*.
M. Gérome a vu beaucoup de pays. Il fit son premier voyage à seize ans, pour venir à Paris, non sans avoir eu de la peine à vaincre la résistance de son père, orfèvre. Il vint habiter rue de l'Ancienne-Comédie, en face de l'ancien café Procope, et dut mener une vie très frugale, dont le souvenir lui fait dire souvent que l'on valait mieux alors qu'aujourd'hui. Je crois cependant que les marchands de frites sont encore visités par nos jeunes artistes. Si la parole de M. Gérome est juste, ce ne peut être que pour lui-même.
En 1844, il accompagne Paul Delaroche, son maître, en Italie. Neuf ans après, il visita la Turquie, puis l'Egypte et la Palestine. Il ne parle pas de ce pays sans rappeler qu'il y fut surpris par une pluie torrentielle et que l'eau rentrait dans ses bottes par le col de sa chemise. Il a fatigué bien des fois M. Dagnan-Bouveret, qui l'accompagna dans plusieurs voyages. M. Frémiet, moins robuste, ne l'a suivi que jusqu'au Jardin des Plantes.
M. Gérome a pris en haine trois sortes de personnes: les critiques d'art, les impressionnistes et les femmes peintres (je souligne le mot peintres, car il est bien entendu que ce sentiment ne s'applique pas à toutes les femmes). C'est un réactionnaire convaincu, et pourtant il a été, lui aussi, un novateur, au temps où il se rencontrait, rue de Fleurus, dans un cénacle appelé la Boîte à thé, avec de jeunes artistes qui travaillaient comme lui, à renouveler l'art grec et à créer l'Ecole néo-grecque. Mais cette école prétendait s'appuyer sur des documents archéologiques, tandis que les impressionnistes déclarent rendre uniquement ce qu'ils voient. Aussi M. Gérome traite-t-il volontiers l'impressionnisme de c...ie.
Il n'est guère plus aimable à l'égard de la République, étant resté bonapartiste, ce qui ne l'a pas empêché d'accepter la cravate de commandeur de la Légion d'honneur en 1978 et, lors de l'Exposition de 1900, la croix de grand officier, tout en déclarant que cette récompense était due à son talent et qu'il n'avait aucune reconnaissance pour la République.
Les œuvres de M. Gérome sont de natures bien diverses*. Son talent s'est exercé sur la peinture comme sur la sculpture; il aime surtout la sculpture peinte*. Il a travaillé le marbre, le bronze et jusqu'à l'or et l'ivoire. En peinture, de nombreux sujets orientaux, et notamment beaucoup de lions et de tigres, lui ont été inspirés par ses voyages. Il ne s'en est pas tenu là et a traité des scènes antiques, telles que le Siècle d'Auguste et la Naissance de Jésus-Christ, et des scènes religieuses. L'église Saint-Séverin a été décorée par lui. Mais quoi qu'il fasse, il reste pour le public le peintre des animaux féroces: c'est une destinée à laquelle il n'a pu se soustraire. Comme M. Bouguereau est le peintre des amours et M. Henner celui des Madeleines, M. Gérome est le peintre des tigres. Il a voulu faire des bacchantes et des vierges: peine perdue. Il n'a que ses tigres qui plaisent. M. Gérome se résigne donc à faire des tigres, pour vivre.

                                                                                                                                      Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er novembre 1903.

* Nota de Célestin Mira:





Affiche de Ricardo Florès pour le bal des Quat'z'arts de 1901.





Pygmalion et Galatea par Jean-Leon Gérome.



Phryné devant l'Aéropage, par Jean-Léon Gérome.


Jean-Léon Gérome, sculptant.



Corinthe par Jean-Léon Gérome.


jeudi 26 avril 2018

Le baptême des plats.

Le baptême des plats.

Brillat-Savarin et Berchoux, qui ont écrit de la cuisine, sont tenus en piètre estime par ceux qui en ont fait. Que les "maîtres" me soient cléments! ces courtes notes sur le baptême des plats ne sont qu'un hors d'oeuvre, un rien destiné à mettre en appétit les gourmands d'étymologie.
Des revues d'art culinaire discutent des semestres entiers sur l'origine qu'il convient d'attribuer au "pet de nonne" ou au "potage de la Vierge"! Je me bornerai à ne donner ici que des opinions admises, du "réchauffé au bain-marie".
J'ose dire que d'une manière générale, les sauces me semblent de naissance plus noble que les autres menus harnais de bouche.
Ainsi, la béchamel fut inventée par le marquis Louis de Béchameil, maître d'hôtel de Louis XIV*. Nous avons maltraité le nom et gâté la sauce. La béchamel de gargote ressemble à la béchamel du roi gros mangeur comme une servante de cuisine à Mme de Sévigné. Mais je n'ose expliquer ce qu'était la béchameil: Littré a reçut une volée de casseroles pour l'avoir qualifié de sauce roussie.
La sauce Colbert date, elle aussi, du grand siècle. Le cuisinier du ministre voulut perpétuer dans l'art culinaire le souvenir de son glorieux maître, chanté déjà en potage. L'une et l'autre de ces compositions sont aujourd'hui un peu démodées. Le potage Monaco fait meilleure figure sur la carte d'un restaurant à vingt-deux sous!

Des plats historiques.

En mémoire de la ville italienne Beneventum, dont il eut à se louer, le grand Carême légua à la postérité le potage Bénevent. Et un maître-queux surnomma bécassine à la Bernardine certain plat, de la façon des moines, dont il trouva la recette à la bibliothèque du couvent de Saint-Bernard, en 1602.
Le plat de l’Évêque, qui date du temps de François 1er, ne doit pas beaucoup le céder en finesse à la gourmandise des Bernardins. Un prélat suisse, ayant pris parti contre le roi de France, se contentait, au camp, d'un simple pot-au-feu. Il faisait mettre dans un chaudron un quartier de bœuf un peu gras, quelques bécasses, plusieurs pluviers, quelques perdreaux des Alpes. Tout cela cuisait doucement dans un peu d'eau et dans beaucoup de vin blanc. Aussi les archives de la cuisine conservèrent-elles précieusement le nom de ce cuisinier crossé.
Il en est des potages comme des hommes. La plupart d'entre eux, qui portent noms illustrissimes, ne sont que vils roturiers.
Tel le potage Crécy, où règne la carotte... de Crécy (arrondissement de Meaux, Seine-et-Marne). Et tous les fils de lièvre n'ont pas conquis leurs lettres de bravoure parce que certains lapereaux finissent à la sauce Marengo.
Les plats, de quelque nom qu'ils se recommande, ont une hiérarchie assez curieuse à observer. Deux biftecks peuvent être de mondes différents. Le bifsteck Nelson appartient à la cuisine bourgeoise anglaise, tandis que le bifteck Mirabeau ne peut naître que des fourneaux d'un restaurant.

Les "maîtres" orgueilleux.

Tout cuisinier compose son poème et veut gagner la gloire par quelque entremets. Mais la postérité ne goûte pas toutes ces œuvres ambitieuses: elles sont trop.
Certains plats ont la bonne fortune de naître déjà célèbres. Tel le poulet à la Favre, servi, pour la première fois, à un banquet de la Société française d'hygiène, qui fut salué de toasts enthousiastes par Ricord, Anatole de la Forge, Péan et de Lesseps! Bien des jeunes gens, pour aider leurs débuts dans le monde, ne souhaiteraient que parrains de cette qualité.
D'autres compositions culinaires ne valent que par leur étrangeté. Et il est très évident que le triomphe d'un cuisinier qui a piqué son nom sur un filet de caïman ne saurait être durable.
Beaucoup de restaurants ne se donnent pas le souci de créer, et, sous des noms nouveaux, servent des plats antiques. Il y a peu de temps, un Parisien demandait à un garçon du boulevard:
- Je lis sur la carte: rognons Henri IV. Pourquoi Henri IV?
- Parce que ces rognons-brochette, répondit gravement le menton gris, sont dressés sur pomme Pont-Neuf!
Il est sage, aux tables mercenaires, de ne pas choisir les plats grands personnages. Mieux vaut se contenter, le plus souvent, de quelques mets à la pauvre homme.

                                                                                                                                      Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er novembre 1903.

* Nota de Célestin Mira:



Louis de Béchameil de Nointel.

Les gens jugés par le chapeau.

Les gens jugés par le chapeau.

On sait combien il est difficile de connaître exactement le caractère des gens qu'on fréquente. On cherche à comprendre les mobiles de leurs actions, à saisir le fond de leur pensée. Parfois, on croit y avoir réussi, mais à ce moment même se manifeste souvent la décisive épreuve qui confond votre jugement et vous range au rang des dupes.
Cependant des psychologues ont proposé divers moyens prétendus scientifiques et en quelque sorte mécaniques de connaître son semblable. Celui-ci s'appuie sur la graphologie, examine à la loupe les pattes de mouche de son voisin et n'hésite pas à porter sur son compte un jugement qu'il estime inattaquable. Celui-là considère les lignes du front ou de la main, étudie si l'on a la bouche de travers, les lèvres minces ou lippues, le nez rond ou pointu. Un troisième s'intéresse à la forme de la nuque ou des oreilles; un autre encore regarde comment on marche et si l'on use les talons de ses bottines en arrière ou de côté.
On a dit aussi: "la coiffure, le chapeau, c'est l'homme", et l'on a échafaudé sur un haut de forme ou un chapeau mou des hypothèses ingénieuses. Les Japonais se jugent même les uns les autres à la manière très variée d'attacher le tenoguë, qui est leur coiffure nationale.
Nous ferons comme eux. Malgré l'apparente uniformité de la coiffure bourgeoise, nous affirmerons qu'un homme peut être connu dans son caractère essentiel à la façon dont il porte le haut de forme, le chapeau mou ou le chapeau rond.
Voyez plutôt chers lecteurs.

Le petit bourgeois.




Ce chapeau gros et lourd, enfoncé bas sur la nuque et sur les yeux, ne révèle-t-il pas l'âme d'un petit bourgeois étroit d'idées, têtu, passablement misanthrope et bourru; en politique, conservateur aux opinions enracinées, retardataire obstiné, sermonneur intarissable; dans la vie de famille, toléré, supporté et écouté en raison directe de la fortune qu'il laissera en mourant.

L'optimiste.





Petit chapeau rond perché sur une grosse tête: c'est un optimiste; il voit la vie par ses côtés drôles; excentrique, mais souvent bon et prévenant. Est peut-être premier comique dans un petit théâtre de province. Remplirait également, à l'occasion, et avec des capacités égales, l'emploi de clown dans un cirque.

Le jovial.





Le propriétaire de ce chapeau rond, très bas de fond, est un homme jovial, mais peu fin. Ses mots pour rire font la joie des filles de cuisine. Il y a ordinairement, sous un tel chapeau, plus de bêtise que d'intelligence. Mais méfiez-vous: cette bêtise, cette niaiserie sont trop souvent doublées de quelque méchanceté qui ne cherche qu'à se manifester.

Le fat.





Dans ce Paris où l'on sait tout faire comme il faut, où l'on sait marcher comme il faut, où l'on sait se coiffer comme il faut, combien de fois ne rencontre-t-on pas des messieurs dont le haut de forme penche un peu, oh! si peu que rien, sur l'oreille! C'est un signe d'assez grande fatuité et d'amour-propre. Cette très légère inclinaison du chapeau, que ce soit un haut de forme, un chapeau mou ou rond, est l'indice d'une toilette faite avec un grand soin. On veut plaire. On est don Juan, on aspire à l'être ou on croit l'être. Mais peut-être aussi n'est-on que coquet, vaniteux et amoureux de sa petite personne.
L'art pour l'art, quoi!

L'homme d'affaires.





Chapeau porté assez bas sur les yeux: homme méditatif et réfléchi; peut-être rongé de soucis; homme d'affaires à la recherche de combinaisons difficiles; ou médecin consciencieux; ou homme politique aux desseins cachés, attentif à sonder les intentions de son adversaire; ou encore psychologue profond; ou bien aussi savant, jaloux d'échapper au contact d'autrui et de s'enfoncer dans la connaissance de soi-même.

Celui qui a "un grain".





Un homme qui porte habituellement son chapeau tout en arrière témoigne pas là d'une fermentation particulière du cerveau.. Ce peut être le geste d'un ivrogne, d'un fou ou d'un homme de génie. Ces mots ne se contredisent pas l'un l'autre; l'ivrognerie est une folie ou conduit à la folie, et, d'après les théories lombrosiennes, on sait qu'un "grain" est l'indispensable rançon du génie.

L'apache.





Avec cette casquette rabattue sur les yeux, nous voici dans le drame: gare à la bourse! gare la vie! c'est la coiffure préférée des apaches, de la Terreur d'Auteuil, du Rouquin de la Villette et de tant d'autres professionnels des boulevards extérieurs et des fossés des fortifications, dont Steinlen, entre autres, a exprimé la vie et les mœurs dans des dessins connus*. Il n'est pas besoin de plus longue présentation.

Le bookmaker.





Prenez garde aussi à ce chapeau rond, haut de fond, couleur marron, toujours fortement incliné sur l'oreille de son possesseur. La tête qui le porte ne dit rien qui vaille. Autour du cou, généralement, pas de col, tout au plus une cravate noire, nouée on ne sait comment. C'est à la fois l'alphonse et le bonneteur parisiens. Pour devise: ni mœurs, ni honneur, ni Dieu, ni diable! On le voit errer autour des champs de courses. Loin des yeux de la police, il appuie contre terre le manche de son parapluie ouvert et, sur l'étoffe, il pose des cartes à jouer: c'est un tapis vert improvisé. Il convie les joueurs; "Faites vos jeux, messieurs!" Vous risquez quelques louis: certainement, vous les perdez.

L'ami des plaisirs.





Chapeau mis légèrement en arrière et laissant le front passablement découvert: homme gai ou insouciant; souvent très superficiel; ami des plaisirs; mais, parfois aussi, homme simplement content de soi ou qui a mis de côté pour quelque temps toutes idées moroses. Geste des garçons d'honneur dans une noce gaie à l'heure des chansons.

L'artiste.





Chapeau de feutre de grandeur démesurée, bords savamment déformés: caractère présomptueux, grande vanité. Culte du moi. recherche de l'effet. Prétentions artistiques. Professe l'horreur du bourgeois jusqu'à ne pas porter comme tout le monde, l'humble chemise. Dissimule cette absence de linge par des cravates soigneusement enroulées et des vestons fermés. S'il est peintre, signe des tableaux que d'habiles artistes on faits... à sa place.

Le Diogène ou philosophe.





Chapeau de forme indéfinie, posé obstinément sur la tête avec laquelle il ne semble faire qu'un; homme qui a toujours vécu dans l'ignorance des questions de toilette et peut-être de propreté; ne s'arrête pas aux apparences, mais cherche le fond des choses. Ne songe pas à plaire. Ne flatte personne. Dit, au contraire, la vérité, même à ceux qui ne la lui demande pas. Caractère tout d'une pièce. Peut être très bon, mais avec brusquerie. Il est possible qu'on l'entende prononcer de véhéments discours dans les meetings populaires en temps d'élections.

                                                                                                                           Edouard Bauty.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er novembre 1903.

* Nota de célestin Mira.



La Valse des Gigolettes, par Théophile, Alexandre Steinlen.

mercredi 25 avril 2018

Ceux de qui on parle.

Anatole France.


Cet homme est le penseur le plus profond et le plus clairvoyant de notre époque, c'est aussi notre plus délicat écrivain. Son style ravit. Son intelligence déconcerte. On le sent à la fois très loin de nous par la certitude de son jugement et très près par la forme simple qu'il lui donne. Et le plus curieux, c'est le ton détaché avec lequel il présente des remarques très fines, comme si leur évidence était acquise et qu'il n'eût fait que les cueillir sans effort au bout de sa plume.




La même idée que tout autre auteur, et par exemple M. Paul Bourget, aurait exprimée à grand renfort d'épithètes et d'incidentes, après l'avoir annoncée solennellement, M. Anatole France l'énonce en se jouant et sans avoir l'air d'y tenir.
Je ne connais qu'un écrivain qui ait poussé aussi loin que lui cette discrétion du talent qui consiste à glisser entre deux virgules une observation profonde: c'est La Fontaine.
Tous deux représentent parfaitement le caractère du Français peu enclin à se fixer solidement dans une opinion...
Ils le représentent encore par leur don de saisir tout aussi bien le côté artistique et le côté ridicule des choses, où, si l'on veut, par leur bon goût.
Rien n'est plus amusant que l'ironie perpétuelle avec laquelle M. Bergeret, le personnage préféré d'Anatole France, dans lequel il s'est souvent peint lui-même, juge les actions de ceux qui l'entourent, même s'ils le font souffrir, dans un langage élégant et calme. Que dis-je souffrir! Voilà un sentiment bien vif pour M. Anatole France.
Ce septique a été élevé par des croyants; il a fait ses études au collège Stanislas; il a pris un goût aussi vif aussi pour les mystiques légendes du christianisme que pour la grâce des contes païens. Même l'immoralité ne le choque point, pourvu qu'elle ait cet air de distinction qui n'est jamais absent de ses œuvres, soit qu'il fasse du roman, de la critique, de la poésie ou du théâtre.
Le théâtre seul ne lui a pas brillamment réussi; rares sont les auteurs qui remportent les mêmes succès sur la scène et en librairie. Le Lys rouge n'a pas rapporté à M. Porel autant que Madame Sans-Gêne, mais il faudrait de bien autres catastrophes pour troubler la sérénité de M. Anatole France.

                                                                                                                        Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 27 septembre 1903.