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vendredi 1 juin 2018

Maurice Barrès.

Maurice Barrès.


Des jeunes gens qui sont entrés dans la vie littéraire depuis 1880, Maurice Barrès est certainement le plus célèbre. Il est aussi celui contre lequel les plus violentes attaques ont déjà été dirigées. C'est le sort de toutes les personnalités très distinguées, et par suite très différentes, de passionner l'opinion ou pour elles ou contre elles, aussitôt qu'elles apparaissent en pleine lumière.
Les âmes originales sont rares, et le premier effort du vulgaire est de s'acharner à les détruire, à les abaisser du moins à son niveau. Il y réussit, hélas! bien souvent et, même quand il semble échouer, l'effort de résistance aboutit à déformer l'image originale. Trop d'exemples attestent cette difficulté pour un moderne de rester lui-même, indépendant et sincère, ni soumis au monde qui l'entoure, ni révolté contre lui.
- Ah! la destruction de notre vrai moi par l'esprit de révolte, aussi fatal aux sincérités que les pires préjugés, qui la dévoilera jamais aux nouveaux venus pour leur épargner de reprendre la route où se sont enlisés tant de beaux génies...
Ce souci presque douloureux de l'indépendance de son moi, d'une culture de ce moi d'après le type naïf qui se dessine déjà dans l'oeuvre publiée de M. Barrès, dans ses deux romans d'une si savoureuse nouveauté: Sous l’œil des Barbares et l'Homme libre. Et, comme d'ordinaire cette simple syllabe: le moi, signifie dans la conversation courante: les pires instincts sans amour, il est devenu cela pour beaucoup de critiques, un apôtre de l'égoïsme. Voyez pourtant quels malentendus peut créer une petite formule. Si M. Barrès, au lieu de parler de son moi, en philosophe qui ne recule pas devant un terme un peu technique, avait exprimé sa pensée ainsi: "Rien n'est plus précieux pour un homme que de garder intactes ses convictions à lui, ses passions à lui, son Idéal enfin, et le grand travail de notre jeunesse doit être de découvrir en soi ces convictions, ces passions, cet Idéal", les mêmes critiques eussent bien été obligés de reconnaître ce qui eût rendu ce jeune homme si cher à Michelet, - un courageux, un fervent dévot de l’Âme humaine.
Mais voici qui a aidé encore à ce malentendu: c'est le courage d'un Parisien obligé de s'armer d'ironie pour se défendre contre l'assaut des innombrables adversaires prêts à railler sans cesse tout ce qu'il aime, et c'est la ferveur d'un enfant de la fin du siècle en qui les besoins de la vie morale palpitent et souffrent à vide, sans cet aliment de la foi au mystère du monde, à la réalité vivante et aimant de l'Inconnaissable, à Dieu, pour tout dire, - et  c'est le second trait de cette nature si profondément éprise de l'indépendance intellectuelle et sentimentale. Ce passionné d'indépendance est en même temps une sorte de mystique incroyant qui ne sait pas prier et qui met au-dessus de tous les livres celui qui d'un bout à l'autre n'est qu'un prière: l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ironique et méprisant par amour d'un Idéal dont il n'aperçoit pas de principe extérieur à lui-même, anxieux uniquement des choses de l’Âme et n'acceptant pas la foi qui seule donne une interprétation ample et profonde aux choses de l’Âme, -tel se montre le romancier trop compliqué de Sous l’œil des Barbares, et il résulte de cette double disposition une maladie morale très singulière, dont un exemple déjà avait été donné par Benjamin Constant, et qui réside dans l'intermittence de l'émotion. L'homme qui met son idéal infiniment haut trouve sans cesse des défauts qui le froissent dans les objets ou les êtres auxquels il s'attache, et l'intensité de ses dégoûts est proportionnée à l'ardeur de ses enthousiasmes. Leur rapidité aussi, - car il porte en lui-même un élément d'ironie, et il est immanquable que cette ironie s'applique à ces objets et à ces êtres aussitôt qu'il commence à voir ces défauts.
"Tout ce qui me faisait frémir d'amour dans ma jeunesse", disait Alfieri, " me faisait presque aussitôt éclater de rire."
Cette alternance de l'ironie et de l'amour devient même si rapide qu'elle aboutit à la plus singulière des simultanéités et, pour douloureuse qu'elle soit, elle ne tarde pas à devenir aussi nécessaire, en vertu de cette loi des réactions qui gouverne le monde moral comme le monde physique. On se sent sentir davantage à sentir par contradiction, mais il n'est pas de gymnastique qui épuise davantage toutes les forces vitales du coeur. 
Alors, à des dépenses excessives d'émotion succèdent des atonies étranges, une mort intérieure et cette triste, cette lourde sécheresse dont Adolphe est le poème inimitable. Dans cette aridité cependant, que devenir, avec une sensibilité qui souffre de sa torpeur? N'est-il pas un moyen de galvaniser cette sensibilité? N'y a-t-il pas des procédés pour échapper à l'adolphisme?- Il faut bien créer des mots nouveaux pour des phénomènes aussi mal étudiés. Son mysticisme incroyant a conduit M. Barrès à une audacieuse tentative pour appliquer à ses propres émotions la dialectique morale enseignée par les grands religieux, par les François de Sales et les Ignace de Loyola, et c'est toute la genèse de l'Homme libre que cette idée dont je ne peux qu'indiquer le point de départ.
Le paradoxe qui est au fond d'une pareille thèse, M. Maurice Barrès a trop de sincérité pour ne pas le découvrir un jour. Ce jour-là, il prononcera la phrase admirable de notre maître Michelet: "Je ne peux me passer de Dieu." Tous les dons si rares de sa noble nature seront alors éclairés et harmonisés. Mais n'est-ce pas une communication avec un esprit hors de lui, n'est-ce pas une foi qu'il cherche quand il parle de cet instinct des foules dont il a le si profond amour? Ce besoin de l'action qui l'a saisi et son socialisme attestent encore chez lui cette soif et cette faim d'une croyance en quelque chose d'autre que lui-même qui lui permette de vivre enfin d'une vie morale, complète et féconde. Y parviendra-t-il? Ce que l'action, telle qu'il l'a choisie, comporte de médiocrités ambiantes, n'est pas l'obstacle. Agir, c'est toujours accepter la mesquinerie de conditions autour de son Idéal. La plupart des gens ne voient que ces mesquineries, et, pour conclure ces quelques notes qui demanderaient un long développement, j'ajouterai que je ne doute pas qu'elles ne paraissent ridiculement solennelles à beaucoup, étant donné que pour le monde notre ami est simplement un jeune romancier, bizarre et tourmenté, qui s'est fait nommer député de Nancy dans le parti révisionniste comme Alcibiade fit couper la queue de son chien légendaire, - par goût du tapage. Ceux qui jugent ainsi M. Barrès prouvent qu'ils n'ont pas le respect religieux de cette force saine qu'est le talent. Pour moi, celui qui a écrit quelques pages sur le Christ de Léonard de Vinci est un artiste d'une telle supériorité de pathétique et si fièrement doué, que je crois lui devoir de le prendre comme il se donne, comme je sais d'ailleurs qu'il est, pour une âme très sérieuse et très profonde, et si sincère même dans ses ironies, et c'est à cause de cela que je regarde avec une si fraternelle anxiété son chemin vers de nouvelles expériences et que j'attends, comme je n'attends guère de livres, sa prochaine oeuvre, ce Qualis artifex pero qui achèvera les Barbares et l'Homme libre. Et il faudra bien voir alors autre chose, qu'un décadent ou qu'un dilettante dans cet analyste de sa propre mélancolie, le plus original qui ait paru depuis Baudelaire.

                                                                                                                        Paul Bourget.

Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.

Nota de Célestin Mira:


Maurice Barrès, jeune.



Maurice Barrès.

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