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samedi 23 juin 2018

La foire aux jambons.

La foire aux jambons.


L'animal qui se repaît de gland est une grandeur déchue: on n'a jamais précisément admiré la noblesse de ses formes, ni l'élégance de ses habitudes; mais les voluptueux citoyens de Chypre eurent d'excellentes raisons pour le consacrer à Vénus; en Crète on le vénérait si fort qu'on n'osait le tuer; d'autres peuples l'attelèrent pompeusement au char de Cérès; Rome, on ne sait trop pourquoi, en fit un symbole de paix, et le plaça près de l'aigle sur ses étendards.
Tant d'honneurs peuvent compenser dans l'histoire de cet utile quadrupède, les haines égyptiennes et judaïques, mais la gloire est partie, et il ne reste que le mépris, ou tout au moins, l'indifférence. La succulence de sa chair, peu goûtée aujourd'hui des gens dont le palais est savant et délicat, fit long-temps les délices du vieux genre humain: on la voit figurer dignement dans les festins homériques; Achillle recevant sous la tente les redoutables Nestor, Ulysse et Ajax, leur sert le ventre gras d'une femelle qu'il a fait griller lui-même sur la braise; Athénée, le Brillat-savarin des grecs dégénérés, parlant en termes pompeux des préparations culinaires où l'on fait entrer cette viande, déclare que l'honneur d'un repas et les véritables délices du gourmand, c'est un jambon doctement salé ou fumé. Sur les dix lois romaines qui concernent les bestiaux, neuf s'occupent exclusivement du porc; plus d'un négociant romain fit de si brillantes affaires dans cet article, qu'il put, au grand scandale de quelques puritains, acheter les plus hautes dignités de l'empire. Le vertueux Caton, cependant, fit la statistique du lard qui entrait annuellement à Rome, et Varron rend à nos aïeux les Gaulois cette justice, qu'ils confectionnaient merveilleusement un jambon.
Je pourrais bien vous citer encore la loi salique, les capitulaires, et qui plus est, les registres de l'abbaye de Saint-Rémy à Reims, ou de fort belles ordonnances de Clotaire 1er; mais j'ai hâte d'arriver à des temps plus modernes.
Avant 1475, vendait qui voulait, à Paris, la chair de porc préparée et cuite: oyers, maîtres-queux, saulcissiers ou saucisseurs, étaient parfaitement libres à cet égard. Il n'y eut d'interdiction prononcée en cour de parlement, par arrêt du 2 avril 1419, que contre les chandeliers et les corroyeurs: c'était justice; mais bientôt on signala de graves abus. Robert d'Estouville, grâce à la prévôté de Paris, fulmina contre les gens qui confectionnaient chacun à son plaisir et volonté, sans ordre ni police, sans visitation des chairs, se permettant fautes, fraudes et malices audit métier; il décida qu'à l'avenir, ils ne vendraient aucun fruit, choux, navets, beurres, fromages, harengs, ni marée, par ce qu'aux jours où se vendent ces marchandises, on hache et appareille la chair dont on fait les saucisses; qu'enfin, nul n'y mettra que chair de porc frais hachée bien menue, pour bien prendre le sel, et encore bonne viande loyale, suffisante à bonne mouelle. Bref, la digne corporation des charcutiers reçut son institution en 1475, avec des statuts minutieusement élaborés.
Ce fut le signal d'une guerre atroce qui dura cent cinquante ans, entre le nouveau corps du métier et les bouchers, pâtissiers, traiteurs, rôtisseurs, épiciers, aubergistes, tous usurpateurs infatigables des prérogatives de la corporation. Ces gens-là prétendaient saler eux-mêmes leur lard; bien plus, ils osaient faire cuire des jambons au mépris du texte formel qui permettait seulement d'en faire du pâté, à la condition expresse de cuire la viande et la pâte en même temps. Le conseil des échevins, le Châtelet, le parlement, le roi lui-même, suèrent plus d'une fois en leur lit de justice, ils durent souvent maudire l'organisation du travail qui engendrait tant de procès. Au reste, la corporation se recrutait avec soin. Pour passer maître, un apprenti devait être catholique, de bonne vie et mœurs, bien noté; après quoi, il fallait faire son chef-d'oeuvre, c'est à dire tuer solennellement un porc en présence de vingt jurés; puis l'habiller proprement, le couper, le dépecer; puis, payer une livre tournois à chacun de messieurs les jurés pour son droit de présence, douze livre à la boîte de la confrérie, dix à M. le procureur du roi au Châtelet, vingt-et-une au roi, etc.; le tout pouvait monter à six cents livres.
Le choix des syndics et jurés offrait ceci de remarquable que par arrêt formel du parlement le candidat ne pouvait donner aucun repas à ses électeurs, ni avant, ni après, sous peine de nullité de l'élection. Aussi les syndics et jurés étaient de terribles gens, qui se fourraient partout, voyaient tout, goûtaient à tout, verbalisaient du matin au soir, condamnaient à être arses (brûlées) les marchandises défectueuses, comme indignes d'entrer dans le corps humain. Un pauvre diable de rôtisseur ayant nom Jean Morel, fut poursuivi à outrance et condamné à une grosse amende, parce que, dit le jugement, saisie fut faite sur lui, d'un porc mort entier. Les adversaires actuels de la concurrence n'apprendront pas sans plaisir qu'un charcutier ne pouvait, sous peine de fermeture, courir sur ses confrères en répandant et distribuant des billets ou annonces de vente de marchandises. Au travers de toutes ces duretés, de ces formes tracassières et tyranniques, il régnait pourtant une certaine douceur dont le délinquant était toujours l'objet quand on le savait malheureux. Il y avait souvent remise de l'amende; on voulait surtout l'effet de la condamnation, comme pour l'honneur des principes, et, bien que la confiscation des marchandises saisies fût de droit, le jugement porte presque toujours que par grâce, et pourvu que cela ne tire pas à conséquence pour l'avenir, cette marchandise sera rendue. Un autre fait, qui ressort à chaque page de notre vieille législation marchande, c'est la sollicitude vraiment paternelle, on pourrait même dire la tendresse de langage dont la classe nécessiteuse y est continuellement l'objet.
"Il se vend, dit louis XII, le père du peuple, dans ses lettres patentes datées du bois de Vincennes, le 18 juillet 1513; il se vend et détaille chair cuite par morceaux et à la livre, pour subvenir au menu peuple, la plupart duquel pauvre menu populaire n'ont et ne tiennent feu ni lieu; mais se pourvoient chaque jour solon leur petit pouvoir, faculté et puissance, auprès desdits chaircutiers; et attendu qu'iceux chaircutiers sont tenus par réglemenz d'acheter à gens vendant chair tuée, à leur mot et plaisir, et à si haut prix que le menu populaire est doublement foulé, permettons de se pourvoir en tous lieux de porcs vifs, et où bon leur semblera."
Et aujourd'hui, le pauvre menu populaire achète-t-il d'autres viandes que celle des charcuteries? Encore, si son pouvoir, faculté et puissance, ou plutôt si la cherté de la viande lui permettait de se pourvoir à chacun jour! Pour comprendre ce que la privation de cet aliment a de cruel sous notre climat, il ne faut point entrer dans les splendides magasins de charcuterie où brillent et le cristal et le bronze doré, les peintures roses au plafond et les devantures en glaces, descendez plutôt dans quelque  officine obscure et de bas étage, au fond des faubourgs, en hiver, le soir d'un dimanche; de pauvres vieilles femmes, l’œil affamé, marchandant là un os garni d'un peu de chair salée, on ne sait trop de quelle façon, mais coriace et indigeste. Enfin, c'est de la viande, elle a de la saveur, on l'emporte presque furtivement sous le tablier. Voilà le régal du dimanche, telles sont les sensualités et les joies du pauvre honnête qui ne va point aux barricades et il y a beaucoup de ces pauvres-là.
Lorsque Pâques arrive, l'usage impérissable est de se décarêmer; aussi les marchands forains apportent-ils au peuple sa viande favorite, pendant la semaine sainte, et de temps immémorial, la foire aux cervelas, saucisses et jambons se tenait probablement sur le parvis Notre-Dame, depuis la construction de cet édifice, mais si le chapitre tirait un certain revenu de ce marché, le bruit et le tumulte troublaient fort les officiers du jeudi absout, et les chanoines obtinrent en 1684 qu'il aurait lieu le mardi saint. Lorsqu'on éleva le portail actuel de l'Hôtel-Dieu, la foire fut transférée aux quais des Grands Augustins, mais les propriétaires se plaignirent aussi de l'encombrement et du tapage: nouvelle émigration, d'abord au marché des fourrages, faubourg Saint-Denis, puis à l'entrepôt  des Marais, puis enfin cette année au boulevard Bourdon, entre le canal et le grenier dit d'abondance. 
La foire dure trois jours, elle est hantée par la classe ouvrière; on y voit quelques bonnes ménagères de la bourgeoisie: plusieurs équipages même stationnent aux alentours. Les affaires sont en progrès depuis vingt ans; il s'y est vendu jusqu'à 200.000 kg de viandes fumées, et ce chiffre a dû s'élever à plus de 250.000 cette année, ce qui explique une diminution de 10 centimes environ, observées sur les marchandises, en général. L'octroi prélève 25 centimes par kilo; mais la police municipale se contente d'un franc par place pour frais de garde pendant la nuit; des vols étaient autrefois signalés, aujourd'hui tout se passe dans le plus grand ordre, personne ne couche dans les voitures.
A droite, les grandes futailles, envoyées de l'Alsace et du Béarn, les jambons propres et luisans: ce qui arrive de l'Est est plus sec, plus savoureux et fumé à outrance; le Sud a plus de finesse, la chair est plus molle et plus tendre. L'Anjou, qui a paru pour la première fois, se rapproche de cette seconde variété. Les prix vont de 1 fr. 90 c. à 2 fr. 20 c. En tout 75 boutiques, 105 charrettes lorraines et normandes en majorité, sont rangées en bataille, à gauche, le long du canal, avec un chargement moyen de cinq à six cents kil.; c'est le côté qu'affectionne le menu populaire; il y trouve le saindoux à pleines vessies, du petit lard salé, de longs et minces saucissons qui se débitent pas huitième de kilo-gramme, des poitrines et des moitiés de têtes séchées ayant la consistance du bois, des jambons enfin, ou des morceaux de jambons simplement salés ou fumés tant bien que mal; le prix des denrées appétissantes de ce côté varient de 1 fr. 40 c. à 1 fr. 80 c. Quant aux balances, on les ajuste comme on peut; peut-être serait-il sage de tenir la main à ce qu'elles fussent plus près de l'acquéreur et mieux posées; c'est bien assez de difficultés que fait naître l'infernal système des grammes et hectogrammes, non compris les querelles. Au demeurant, de bonnes figures, de bonnes gens très paisibles, aimant à rire et se gaussant parfois avec la pratique, laquelle ne demande pas mieux. Par exemple, nul soin, nulles précautions, nulle propreté: des tables affreuses, d'horribles baraques. La police fait visiter les marchandises à l'arrivée, elle est impitoyable avec tout ce qui est mauvais ou seulement douteux, mais les vieux réglemens d'Estienne Boyleau au treizième siècle, étaient plus exigeans encore, il enjoignaient "nappes blanches et tabliers blancs n'ayant à rien servi depuis le blanchissage, et ce, sous peine d'amende au profit et pour soutenir les povres vieilles gens du mestier, qui seront décheutz par fait de marchandise ou de vieillance." 
Les arrosages sont fréquens, et cette année ils ont été fort utiles; mais que deviendraient les marchands, les chalands et la marchandise en cas de pluie? Un seul négociant a eu l'esprit de déterrer un de ces anciens et immenses parapluies des halles, couverts de toile peinte à l'huile en gros rouge, avec douze pieds d'envergure. Puisque cette foire devient plus importante, puisqu'elle est utile au peuple, il faudrait l'encourager, lui construire un hangar mobile dont les frais seraient en grande partie couverts au moyen d'un faible péage; on retrouverait le surplus en épargnant un peu sur quelque feu d'artifice ou sur les fraises souvent très coûteuses des banquets officiels. On trouve si facilement des planches pour construire les orchestres et les théâtres des fêtes publiques; l'octroi, d'ailleurs gagnerait davantage s'il y avait plus de vente. Quant à la charcuterie patente, de quoi se plaindrai-t-elle? Ne fait-elle point d'acquisition à cette foire? N'y est-elle point représentée par quatre-vingt maisons de Paris qui y font vendre?
Les charcuteries de Paris sont au nombre de 375, et la banlieue en compte à peu près autant. Quarante bouchers d'une variété toute spéciale, et qui ont conservé le nom bien vieux et bien original de gargots, se chargent de tuer 70.000 porcs par an, qu'ils viennent vendre deux fois par semaine au marché des Prouvaires*, leur quartier-général; ils abattent à Nanterre, dans un établissement très bien surveillé. 30.000 autres porcs sont amenés vivans dans les abattoirs de la capitale. Cela forme pour l'approvisionnement 8.000.000 de kilogrammes au prix moyen de 1 fr., prix d'achat. Seine-et-Oise, Aine, Oise, Somme, Seine-Inférieure, Eure, Eure-et-Loir, Sarthe, Calvados et Charente fournissent Paris; un soixante-quinzième de l'approvisionnement, tout au plus, est tiré des autres circonscriptions départementales. La charcuterie parisienne, grâces aux rudes leçons qu'elle a reçues en 1834, est fort bien disciplinée; ses vieilles fautes ont donné lieu à la très sage et très sévère ordonnance du 19 décembre 1835, à laquelle tout le monde se soumet docilement, parce qu'on a enfin compris que plus la confiance serait grande, plus l'industrie serait profitable. Les progrès de la médecine vétérinaire ont fait justice de beaucoup de sottises. Nous n'en sommes plus au temps, par exemple, où, pour une petite excroissance sur la langue d'un porc, on le condamne à être ars sans rémission; où le boudin de sang était prohibé comme périlleuse viande; mais des chaleurs intenses et profondes peuvent altérer certaines préparations, et c'est alors que la police déploie une activité, une vigilance très louables. Plus de vases en cuivre; ce dangereux métal a été expulsé des officines par l'ordonnance de 1835; il est vrai de dire que beaucoup y avait antérieurement renoncé.
On s'enrichit peu dans la charcuterie, ce qui n'empêche pas le luxe de s'y introduire; mieux vaudrait le progrès! Nul ne songe à faire autrement ni mieux, et pourtant, suivant un mot parlementaire à la mode, là, il y a aussi quelque chose à faire. Il est certain que si l'un des vieux administrées d'Estienne Boyleau revenait parmi nous avec la fantaisie de tâter encore une fois aux merveilleuses saucisses qui, au treizième siècle, faisaient les délices des repas du matin, il lui faudrait chercher jusqu'au fond de nos provinces quelques bonnes Gauloises pur sang, disposées à confectionner, à cuire et à servir tout brûlant son mets favori, hélas! parfaitement inconnu des pauvres Parisiens modernes.

                                                                                                           Paragarafaramus.

Le Salon littéraire, jeudi 20 avril 1843.


* Nota de Célestin Mira:



Abattage du porc au moyen âge.



Débit de viande porcine.
D'après Tacuinum sanitatis d'Albucasi,
1ère moitié du XV siècle.



Pornokratès, 1878
de Félicien Rops.

* Marché des Prouvaires: Le marché des Prouvaires, appelé aussi Halle à la viande, était situé dans le quartier Saint-Eustache, dans l'actuel 3ème arrondissement de Paris.


Criée de la viande de boucherie
au marché des Prouvaires.







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