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lundi 2 avril 2018

L'hiver de 1709.

L'hiver de 1709.


Ce fut dans la nuit des Rois que le froid prit subitement avec une intensité qu'on n'avait pas vu depuis un siècle. En quelques jours, le thermomètre descendit à une température équivalente, d'après les instruments dont on se servait alors, à vingt et un degrés au-dessous de zéro. Tous les fleuves et même les bords de mer furent subitement gelés. Au bout de dix-huit jours, la température se releva, cependant, et un commencement de dégel survint; mais ce ne fut qu'un répit, et, dix jours après, le froid revint pour durer jusqu'aux premiers jours de mars, avec chute de neige et vents impétueux, ce qui aggravait la souffrance.
Notons, cependant, que, si excessif que fût le froid, nous en avons connu, à une époque récente de pareils, et que, durant l'hiver de 1879 à 1880 en particulier, le thermomètre est descendu aussi bas. Mais c'est ici qu'apparaît la différence des temps. Dans ces vieilles demeures d'autrefois, dont nous admirons la distribution majestueuse et les élégantes décorations, on n'était pas armé pour se défendre contre la rigueur de la température. On n'allumait que des feux de bois, et l'atmosphère des appartements n'en était pas sensiblement réchauffée. Nulle part on ne souffrait du froid comme à Versailles où les pièces étaient plus vastes qu'ailleurs.
" La violence de toutes les deux gelées fut telle, écrit Saint-Simon, que l'eau de la reine de Hongrie*, les élixirs les plus forts et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires des chambres à feu et environnées de tuyaux de cheminées dans plusieurs appatermens... Soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée (sortant de sa très petit cuisine où il y avoit grand feu et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très petite antichambre entre les deux) les glaçons tomboient dans nos verres.)
Il faut lire, dans la correspondance de Madame, ses plaintes sur le froid atroce qu'il faisait dans la salle à manger où elle soupait avec le roi. On y allumait, cependant, un grand feu qui lui brûlait la figure sans arriver à la réchauffer. L'encre gelait au bout de la plume de la marquise d'Huxelles et le vin de Champagne dans la cave du conseiller Menin, où le conseiller, faisant l'inspection de sa cave, découvrit "deux pauvres petits Savoyards morts gelés de froid au coin d'une porte où ils s'étoient cantonnés et embrassés l'un l'autre pour se réchauffer."
Si l'on souffrait ainsi à Versailles et dans les maisons des personnes les plus riches, on peut penser ce qu'il en devait être chez les pauvres. Le roi faisait bien distribuer un peu de bois à ceux de Paris, "ce qui, écrivait le lieutenant de police d'Argenson au nouveau contrôleur général Desmaretz, attiroit des bénédictions au prince et à son fidèle ministre." Mais ce n'était qu'un bien faible soulagement, et le froid persistant amenait avec lui son cortège habituel de maladies. Le 19 janvier, il y avait déjà 2.675 malades à l'Hôtel-Dieu "et il y en aura encore plus demain, ajoute d'Aguesseau, le procureur général au Parlement, dans une lettre à Desmaretz, car le nombre en augmente tous les jours." La misère n'était pas moins grande dans les provinces, et l'évêque d'Angers mandait ces cruels détails sur l'état du Craonnais:
"Il n'y a, dans ces paroisses, que des misérables qui n'ont ni les choses nécessaires à la vie pour se nourrir, ni de paille pour se coucher, ni de toile pour se couvrir. On marque même un fait particulier qui est qu'un curé, ayant porté les sacremens à une pauvre malade qui étoit toute nue, il fallut emprunter un tablier pour la couvrir et la mettre en état de les recevoir avec moins d'indécence."
" Les gens du peuple meurent de froid, comme les mouches", écrivait Madame, et elle prétend, avec exagération probablement, qu'il en mourut vingt-quatre mille à Paris, entre le 5 janvier et le 2 février. Mais on mourait aussi en tout lieu. Il y avait "furieuse quantité de malades de fluxions sur la poitrine" et beaucoup y succombaient: la vieille maréchale de la Mothe, qui avait élevé le duc de Bourgogne, Mme d'Heudicourt, qui fut l'amie de Mme de Maintenon, la princesse de Soubise, qui fut celle du roi, d'autres encore. Les vides causés par la maladie ou les deuils étaient si grands que le roi, s'étant transporté à Marly au mois de février, jamais, suivant Sourches, "on n'avoit vu tant de gens malades ou incommodés demeurer à Versailles". La vie générale était interrompue. Les tribunaux cessaient de tenir audience; l'Opéra suspendait ses représentations; les membres de l'Académie française n'apparaissaient plus aux séances. Une estampe du temps, qui comporte plusieurs médaillons, résumait toutes ces calamités. L'Opéra y est représenté vide, ainsi que la Grand'Chambre du Parlement. Les maisons de jeux sont fermées. Les ouvriers errent les bras ballants, sans ouvrage, et le gibier meurt de faim dans les champs gelés.
Les souffrances qu'avait causées le froid n'étaient rien, cependant, à côté de celles qui allaient suivre et que devait amener la famine.
Le froid avait été si intense que, dans toutes les régions de la France, même dans le Midi, les arbres fruitiers, dont les produits jouaient un grand rôle dans la nourriture des paysans, avaient gelé sur pied. Noyers, châtaigniers du Périgord et du Limousin, pruniers, pêchers, abricotiers de l'Anjou et de la Guyenne, oliviers, orangers, vignes de la Provence et de la Gascogne, légumes des jardins: tout avait péri. Mais ce n'était rien encore. Bientôt, on sut que la récolte allait manquer. Déraciné par un faux dégel, suivi d'une reprise de gelée, inondés au mois d'avril par la brusque fonte des neiges, les blés pourrissaient en herbe au lieu de grandir. La moisson prochaine serait nulle. Le bruit s'en répandit peu à peu; la panique s'en mêla et le prix du blé monta follement. La spéculation aggrava encore le mal. S'il fallait en croire les deux grandes voix calomniatrices de l'époque: Madame et Saint-Simon, les personnages les plus hauts placés de l'Etat auraient été mêlés à ces spéculations.
" La Guenipe, dit Madame (c'est de Mme de Maintenon qu'elle veut parler) a acheté du blé bon marché et l'a revendu extrêmement cher... Quand elle vit que la récolte allait manquer, elle fit acheter sur les marchés tous les blés qui s'y trouvaient. Elle a ainsi gagné passablement d'argent, mais tout le monde mourrait de faim."
Suivant Saint-Simon, "Messieurs des finances avoient saisi l'occasion de s'emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du royaume, pour les vendre, ensuite, au prix qu'ils voulurent y mettre, au profit du roi, sans oublier le leur."
Mme de Maintenon n'a pas besoin d'être défendue contre ces calomnies. Les accents pathétiques de sa correspondance avec la princesse des Ursins, où elle voit dans les malheurs de la France un châtiment de Dieu, suffiraient à la justifier. Dans son érudite publication sur le Grand Hiver de 1709, M. A. de Boislisle a également justifié ceux que Saint-Simon appellent Messieurs de la finance, et il a très bien montré que ces imputations ont eu pour origine précisément les judicieuses mesures que Desmaretz s'efforçait de prendre pour approvisionner les provinces où le blé coûtait le plus cher, et l'achetant là où il était le meilleur marché. Il est certain, cependant, que d'odieuses spéculations eurent lieu de la part de ceux qu'on appelait les blatiers et que Massillon dénonçait en pleine chaire lorsqu'il parlait de ceux qui "mettent à profit la misère publique et se font de l'indigence une occasion barbare de gain."
Mais l'opinion publique, égarée, exaspérée par tant de souffrances, ne s'en prenait pas seulement aux blatiers et aux financiers. Elle remontait plus haut. La révolte grondait dans Paris. Le lieutenant de police d'Argenson était attaqué dans sa voiture. Les ouvriers employés à la réfection de la porte Saint-Martin, et qui n'étaient point payés, s'insurgeaient; sans Boufflers, qui se trouva sur les lieux, le tumulte tournait à la sédition. D'horribles propos étaient tenus contre Mme de Maintenon. Le roi lui-même n'était pas épargné. Des chansons, des placards couraient contre lui, entre autre cette petite parodie du Pater:
"Donnez-nous notre pain qui nous manque de tous côtés. Pardonnez à nos ennemis qui nous ont battus, mais non à nos généraux qui les ont laissé faire. Ne succombez pas à toutes les tentations de la Maintenon, mais délivrez-nous de Chamillart."
Dans certaines chansons qui couraient les rues, il était directement pris à partie:

Ah! que la France est désolée
Sans espérance de repos!
Que de pauvres gens sont troublés
Par un nombre infini d'impôts!
Grand Roy, pour vous estre soumise,
Il faut que nous mourions de faim,
Et, si nous allons sans chemise,
Du moins, laissez nous donc du pain!

D'autres allaient jusqu'à l'insulte et menaçaient d'une révolution:

Le grand-père est un fanfaron,
Le fils un imbécile,
Le petit-fils un grand poltron;
Oh! la belle famille!
Que je vous plains, pauvres François,
Soumis à cet empire!
Faites comme ont fait les Anglois,
C'est assez vous en dire.

Si chargée encore de flatterie que fût l'atmosphère au milieu de laquelle vivait Louis XIV, ces rumeurs du dehors parvenaient à en traverser l'épaisseur. Ce qu'il ne savait pas directement de ces attaques, il le devinait. Il ne pouvait pas se dissimuler combien il était déchu de son prestige. Son orgueil en dut cruellement souffrir, et, s'il avait commis des fautes, elles étaient en partie expiées.

                                                                                            Comte d'Haussonville,
                                                                                              de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, dimanche 2 août 1908.




Nota de célestin Mira:

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