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jeudi 5 avril 2018

Le droit de siffler.

Le droit de siffler.


Nous avons eu du tumulte à la Comédie. Quelques spectateurs, irrités des audaces du Foyer, ont troublé, par des coups de sifflets, la représentation. Les acteurs en scène ont dû interrompre et attendre, un bon quart d'heure, que l'ordre fût rétabli. Spontanées ou préméditées, ces manifestations orageuses remettent sur le tapis une vieille question. Est-il permis à un certain nombre d'auditeurs d'arrêter l'exécution d'une oeuvre et d'user du droit, du fameux droit dont parle Boileau:

C'est un droit qu'à la porte, on achète en entrant ?

Ce droit, avouons-le, est oppressif. En l'exerçant, vous violentez ceux de vos voisins qui peuvent ne pas partager vos répugnances; vous les empêchez, arbitrairement, de goûter le plaisir pour lequel, eux aussi, ils ont payé. Cela est incontestable. La raison voudrait que chacun restât bien tranquillement assis à sa place et souffrît sans se plaindre, et se contentât de protester intérieurement.
Mais la passion ne raisonne pas; les nerfs s'ébranlent; une force impérieuse vous entraîne à exprimer violemment ce que vous ressentez avec violence, dans l'approbation ou dans le blâme. Le sifflet est la contre-partie de l'applaudissement. De même que vous vous arrogez le droit d'acclamer ce qui vous plaît, vous vous croyez celui de huer ce qui vous blesse...
D'ailleurs, si le public n'a guère qu'une façon de marquer qu'il est satisfait (c'est de frapper des mains l'une contre l'autre), il en a beaucoup de traduire son mécontentement. Le sifflet est parmi les plus anciennes et les plus vénérables. Il naquit, assure-t-on, au dix-septième siècle. Vous vous rappelez l'épigramme de Racine:

Mais quand sifflets prirent commencement
C'est, (j'y jouais, j'en suis témoin fidèle),
C'est à l'Aspar, du sieur de Fontenelle.

Roy a confirmé la chose, en disant de cet écrivain:

Auteur d'Aspar, oeuvre immortelle
Par le sifflet qui sortit d'elle.

Le sifflet fut interdit en 1690, à propose de l'opéra d'Orphée, de Lulli fils. Le public se vengea par un rondeau médiocrement rimé, dont voici un fragment:

Non, non, je sifflerai, l'on ne m'a pas coupé
Le sifflet.
Un garde à mes côtés, planté comme un Jocrisse
M'empêche-t-il de voir ces danses d'écrevisses, 
D'ouïr ces sots couplets et ces airs de jubé?
Dussé-je être, ma foi, sur le fait attrapé;
Je le ferai jouer à la barbe du suisse, 
Le sifflet.

Avant le sifflet, les pommes semblaient avoir été fort en usage pour bombarder les acteurs lorsqu'on avait à se plaindre d'eux ou de la pièce.
- Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème? dit le marquis, dans la Critique de l'école des femmes.
Et le vindicatif Racine en fait aussi la remarque:

Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire
Pommes sur lui volèrent largement.

Le sifflet éprouva diverses péripéties; il fut permis, défendu, repermis et redéfendu. Il n'épargna personne. Il molesta Voltaire. A cette époque, vers le milieu du dix-huitième siècle, existait un chevalier de La Morlière, qui en fit un art. On disait, à propose de lui, que " l'art de cabaler nourrissait son homme". Le chevalier avait plus de cent cinquante satellites à sa solde. Son quartier général et son bureau de recrutement étaient au café Procope*, et, souvent, il y jouait aux dés le succès d'une pièce. Très redouté, il forçait les acteurs aussi bien que les auteurs à compter sur lui. La Clairon osa le dédaigner: il la fit siffler si abondamment et si fort qu'elle réclama l'intervention de la police. Un jour, La Morlière, à la Comédie-française, vit un exempt s'asseoir à son côté. L'exempt lui fit savoir qu'il allait le "morigéner" si le spectacle était troublé tout à l'heure. Le chevalier ne voulut pas en avoir le démenti; il ne siffla point, mais se mit à bâiller "de manière si bruyante et persuasive", que toute la salle bâilla bientôt avec lui. L'exempt se fâcha. La Morlière dut se soumettre par l'ordre du roi; il fut interdit, désormais, de siffler...
Au bout de peu de temps, cette défense tomba d'elle-même, et le sifflet reprit de plus belle. On n'obligera jamais des gens assemblés à observer le silence, à demeurer en repos. Seule une évolution des mœurs pourrait tuer le sifflet. Et, de fait, le public parisien semble avoir perdu l'habitude d'y recourir. Il montre une patience, une longanimité, ou un scepticisme, extraordinaire. Il semble dire:
- A quoi bon se fâcher? Ceci n'a aucune importance. C'est du théâtre...
Et il se résigne, il s'arme de patience; quelquefois, il sourit. L'ironie d'une hilarité discrète lui parait être l'avertissement le plus efficace et le plus poli à opposer aux méchants auteurs... Mais ceux-ci ont des amis imprudents qu'anime un excès de zèle et qui applaudissent à tort et à travers. Leur enthousiasme intempérant appelle la protestation. Aujourd'hui, on ne siffle, en quelque sorte, que lorsqu'on y a été provoqué. Cette tolérance est une preuve de maturité, de sagesse, mais c'est une preuve d'indifférence. Or, il y a des indignations généreuses, nécessaires. Au fond je ne hais pas le sifflet; il secoue, il stimule, il fait les chutes plus éclatantes, mais il fait les succès plus vifs... Voyez-vous, nous péchons par abus de mollesse et de veulerie morale... Il n'est pas mauvais de nous réveiller.

                                                                                                                Le Bonhomme Chrysale.

Les Annales politiques et littéraires, dimanche 10 décembre 1908.

Nota de Célestin Mira:

* Le café Procope.



Le café Procope au XVIIIe siècle.




Le café Procope de nos jours .
Il est situé dans le VIe arrondissement de Paris
13, rue de l'Ancienne-Comédie.
Il a été fondé  en1686.

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