Translate

mardi 27 mars 2018

Notre mystérieux avenir.

Notre mystérieux avenir
        révélé pour vingt francs.




Je suis logé à la même enseigne que la plupart des hommes: j'ignore presque tout de moi-même. Je n'ai aucune idée de mon avenir, j'entrevois à peine mon présent. Je ne sais bien que mon passé, et encore.
Ayant entendu répéter quelquefois qu'il existe un moyen de faire cesser cette ignorance, j'ai résolu l'autre jour de m'éclairer à fond. Je me suis donc offert un voyage circulaire au pays des modernes pythonisses. C'est le récit, d'une rigoureuse exactitude, de cette expédition parisienne, que je m'empresse de vous rapporter.
Première station. C'est aux environs de l'Etoile. L'antre de la Sibylle n'a rien qui frappe d'abord l'imagination.
- "Au fond de la cour, me dit le concierge, à l'entresol."


Chez la dame aux éléphants.

Une femme de chambre m'introduit dans un salon, bas de plafond, encombré de meubles et de sièges. A mon entrée, trois personnes se sont levées: un homme jeune, blond, le teint coloré, le cheveu rare, les maxillaires robustes, de taille haute, les épaules carrées, bien à l'aise dans un pardessus de couleur claire, et deux jeunes filles, l'une portant une large étole d'hermine et un chapeau blanc garni de roses thé à feuilles vertes; l'autre, avec une jaquette d'astrakan et un chapeau noir. Ne l'entendrai-je pas parler, je devinerais que le groupe nous vient de Londres.
Je m'installe, décidé à patienter et je regarde. Il y a céans une profusion de vitrines, adossées aux murs. Je ne distingue pas très bien, mais il me semble voir de nombreux moulages de mains en plâtre. Dans une vitrine horizontale (une boîte de verre rectangulaire), les mains d'Alexandre Dumas fils.
Tandis que je remarque encore la présence d'un piano, d'une armoire normande, de deux ou trois plantes vertes et d'un véritable troupeau d'éléphants domestiques en bronze, en porcelaine, en terre cuite, disséminé ça et là, arrive, par la porte qui m'a livré passage, une élégante créature. Sa figure est une composition savante de blanc et de noir. Ses sourcils ressemblent à de grosses chenilles noires; des cernes violacés entourent ses yeux presque éteints comme un feu de coke épuisé. Cette large face enfarinée et enfumée, on dirait une lettre de faire part. Le buste est enveloppé d'un boléro de fourrure à la mode. Des centaines de taupes, me dis-je, n'arrêteront pas tout à l'heure les yeux du lynx!
Cette fois, c'est la bonne porte qui s'ouvre.
Une petite table, recouverte d'un tapis rouge, est vivement éclairée par une lampe dont l'abat-jour reflète un cercle de lumière d'une telle clarté que tout le reste de la pièce paraît obscur. Sur la table, un coussin minuscule, deux loupes rondes, grandes, brillantes, à manche d'ébène, et une peau de chamois, en forme de sac, qui sert sans doute à frotter les lentilles. J'examine soigneusement l'oracle. Sa mise, d'une simplicité cossue, sans raffinement, est celle d'une bourgeoise à l'aise. Le corsage opulent tend, en une courbe avantageuse, une chaîne d'or agrémentée d'amulettes, "monome" cabalistique que ferme un éléphant blanc.
Elle s'exprime correctement, en femme instruite et avec une politesse parfaite et enjouée:
- Tenez-vous à connaître: la mort, les accidents, bref les mauvaises choses?
- Oui, tout!





- Je pose toujours cette question à mes clients. Je le dois, n'est-ce pas? Il faut que je dise ce qu'on vient savoir et pas davantage. J'ai remarqué que les messieurs sont plus hésitants et plus craintifs que les femmes.
"Donnez-moi votre main, la droite; Bien. Voyons un peu, commence-t-elle en saisissant une loupe. Un silence. Le sort en est jeté!
- Quel âge avez-vous?
- Trente-six ans.
- Vous vivrez jusqu'à quatre-vingt-deux ans. La ligne de vie est excellente. Pas de tare; le coeur bat régulièrement; la tête et les poumons sont solides, mais vous êtes rhumatisant.
- Pas encore.
- Vous le serez. Je vois pour vous plus tard des complications dans les reins. Prenez garde à la vessie. Vous avez eu une grave maladie dans votre enfance (je n'ai pas interrompu bien que le fait soit inexact) et vous êtes menacé d'un accident à la jambe. Vous devez faire de l'automobile, c'est là le signe qui indique toujours les accidents de cette nature. Je ne remarque rien que d'agréable dans votre vie de ménage. Votre femme est douce, confiante. Quant à vos enfants, j'en vois trois, le plus jeune vous donnera du fil à retordre. Caractère difficile, indomptable, il ne vous causera que des ennuis. Les deux autres s'élèveront tout seuls. (C'est ce qu'ils feront de mieux, car, pour l'intelligence de ces prophéties, je déclare une fois pour toutes, que je ne suis pas marié et que le ciel a bénit mon célibat: je n'ai pas d'enfants).
" Vos affaires sont prospères et prospèrerons chaque jour davantage. Vous n'aurez jamais ce qu'on appelle une grosse, grosse fortune, mais une aisance plantureuse et même mieux. Pas d'ambition. Vous réussirez par instinct, sans effort. Je ne dirai pas que vous êtes musicien, mais vous aimez la musique et tous les arts.
- Vais-je entreprendre bientôt un voyage?
- Voyons! Je crois bien, il est écrit ce voyage. Il se fera. Quittez-vous le continent?
- Oui, dis-je machinalement.
- Vous dépassez l'Algérie, car je vois là dans votre main, que vous n'aborderez pas en Algérie. Ce voyage sera excellent pour vos affaires. Il faut que vous l'entrepreniez.
... Vous aimez une femme blonde.
- Ah!
- Une femme mariée. Vous en êtes aimé. Elle n'attend plus que votre déclaration. "Vous pouvez y aller" C'est une idylle charmante qui durera quatre ans.
- Et ma femme?
- Elle ne se doutera de rien. Vous serez tenus à une réserve et à une prudence extrême.
Je me levai sur ces sages paroles.
- Voulez-vous, je vous prie, me dire madame, combien...
- C'est vingt francs la consultation.
- Les voici. J'ai remarqué dans le salon des éléphants de toute sorte?
- Ce sont des porte-bonheur. Il faut avoir des porte-bonheur, des amulettes. Tenez, dans ce petit livre, vous trouverez des indications précises sur ce point. Il vient de paraître pour l'année 1908.
Je dépose une pièce de un franc et une de cinquante centimes, c'est le prix, à côté du livre et j'emporte l'opuscule. Très aimablement, la prophétesse me reconduit et me tend la main avec un sourire.
En quittant la célèbre Sibylle, j'allai droit chez un de ses jeunes concurrentes dont la réputation s'affirme de jour en jour davantage. Nous sommes maintenant dans le voisinage de la gare Saint-Lazare. Un modeste rez-de-chaussée dont les fenêtres donnent sur les nombreuses voies de chemin de fer. On entend presque sans interruption les coups de sifflet et le bruit des trains qui, à leur passage, ébranlent les vitres. La porte s'ouvre bientôt et paraît ma chiromancienne.


Je dois me méfier d'une "brrrute".

- Faut-il vous dire tout?
- Oui, tout.
- Voilà la main d'un homme violent, impulsif, qui a de terribles emportements. Votre volonté vous ramène rapidement. Vous passez d'abattements profonds à d'énergiques espérances. Beaucoup d'ambition et cependant une défiance de vous-même qui vous paralyse souvent. Votre route est semée d'écueils, de difficultés sans nombre. Vous en triompherez. Vous finirez par percer, mais au prix de luttes pénibles. Vous entrerez dans une période d'alternative de succès et d'échecs. Vous serez discuté, mais à quarante deux ans, à la suite d'une épreuve où vous aurez frisé l'insuccès, votre partie sera gagnée.
Troubles nerveux de toutes sortes. Mauvaise circulation. Le matin, le coeur bat lentement. Prenez garde aux voitures, au chemin de fer. En vous soignant, vous vivrez jusqu'à soixante-six ans et même soixante-sept ans.
Je vois deux enfants. L'aîné est un garçon superbe, éveillé, décidé, d'une intelligence extraordinaire, comme on en voit peu. L'autre, une fille, est très féminine, de santé délicate.
Vous n'avez aimé, vraiment aimé que deux femmes qui marquent dans votre vie. L'une, une brune, votre légitime, à ce qu'il me semble, n'a pas de qualités transcendantes. Etre terne, sans volonté et sans cervelle, elle se laisse vivre au petit bonheur. Vous avez éprouvé, à cause d'elle, une réelle déception, à vingt-huit ans, et vous vous en êtes détaché complètement. Elle est d'ailleurs malade. Je lui vois quelque chose dans le ventre. Une intervention chirurgicale deviendra peut être nécessaire. L'autre vous occupe et vous domine à cette heure. C'est une grande blonde, élancée, avec de jolies épaules. Orgueilleuse, elle appartient à la catégorie des êtres d'élite. nature très fine. Elle vous attend comme un sauveur. Déclarez-vous. Elle n'est pas libre. Il y a une brrrute autour d'elle, n'est-ce pas? (La Sibylle fait rouler dans ces r tous les cailloux d'un gave rapide, de quoi lapider la brrrute en question). Cette affection durera longtemps.
Un court silence accompagna ces paroles. Je compris que la Sibylle n'avait plus rien à me dévoiler, et après avoir payé ma consultation, dix francs, je me retirai.
Je jugeai utile alors de varier un peu le mode de prophétie. La chiromancie ayant assez donné, la cartomancie devait avoir son tour. Sans hésiter, je passais les ponts et m'en fus trouver une femme dont le nom m'était connu.
- Est-ce pour une consultation, monsieur?
- Oui, madame.
- Par ici, je vous prie.
Elle me conduit dans un salon dont les murs portent des portraits de famille.
- Voulez-vous le jeu de dix ou de vingt francs?
- Le grand jeu.
Je vois apparaître un jeu de cartes d'une dimension insolite; je regarde, curieux. Les cartes ne ressemblent en rien aux cartes ordinaires. Dans un coin, celui de gauche, en haut, une lettre de l'alphabet; à droite la reproduction d'une carte ordinaire: pique carreau, trèfle ou coeur. Entre les deux, des constellations, enchevêtrement d'étoiles et de lignes. Au milieu de la carte, un sujet: portrait ou paysage.
- Prenez, s'il vous plait, vingt et une cartes.
Je les tire. Elle les dispose sur trois rangées de sept et commence à compter.
- Une démarche. Un homme influent va l'entreprendre pour vous auprès d'une personnalité politique. Elle réussira. Vous changerez bientôt de situation. Vous ferez de la politique. Brillant avenir de ce côté. Une haute, très haute situation vous y attend. Vous serez en vue, mais votre réussite vous causera des ennuis. Vous aurez un duel. Une blessure.
- A la jambe?
- Non, plus sérieuse que ça. A la poitrine, près du coeur. Ne craignez rien, vous vivrez longtemps. Méfiez-vous de votre estomac: c'est votre partie faible. Prenez du lait. Vous vivrez heureux en ménage. "Vot dame" a en vous la plus robuste confiance. Brune, douce et timide. Trois enfants, l'aîné est un garçon exceptionnel, unique. J'ai rarement vu, si j'en ai vu, un être pareil. (Et ma cartomancienne s'arrête un instant pour contempler ce cas merveilleux). Vous les élèverez tous les trois, mais vous en perdrez un à onze ans.
" En ce moment, deux femmes vous aiment. Une blonde craintive, renfermée. Votre dame sera assassinée de lettres anonymes, mais elle ne voudra rien savoir. Et ramassant les cartes:
- En somme, vos cartes sont très belles. Le bon l'emporte de beaucoup sur le mauvais.
Ayant aperçu, comme elle ouvrait son tiroir, une loupe de forte taille:
- Vous faite aussi les lignes de la main?
-Oui.
- Regardez si ces lignes confirment les prédictions des cartes, rapidement.
- Oui, tout ce qui vous est personnel. Ainsi l'estomac apparaît comme votre partie faible.
- A quel âge je meurs?
- A soixante-dix-sept ans.

Je suis un homme très malade.

Je m'étais mis en retard pour le dîner mais, je n'avais pas perdu ma journée, je crois. J'étais sorti, ce matin, ignorant et aveugle, tandis que maintenant! Oh! maintenant! Je sais que j'ai des troubles nerveux de toute sorte, les reins sont menacés, la vessie compromise, l'intestin en danger, la gorge livrée à des mains invisibles qui m'étouffent, l'estomac que des fleuves de lait ne calmeront pas; je suis rhumatisant. Et avec ça? C'est tout pour aujourd'hui. Malgré cela, je n'ai point de tare à ce qu'il paraît; sans quoi, pensez à ce qui m'attendrait. Aussi puis-je me payer des blessures: le bras, la jambe, la poitrine sont atteints. De la tête aux pieds j'offre une cible aux accidents.
A l'Etoile, j'ai trois enfants; j'en perds un dans les environs de la gare Saint-Lazare, mais je le retrouve, Dieu merci, de l'autre côté de l'eau.
Je goûte les joies du foyer avec un être doux et bêlant. "Votre dame" a une confiance qui ne s'use pas, semblable au radium! Merci, seigneur!
J'ai de l'ambition et je n'en ai pas. J'aurais pu réussir dans la littérature et je n'ai aucune disposition pour les lettres. Je fais de la politique et je brasse de grandes affaires.
Je meurs trois fois: à soixante-six ans; à soixante-dix-sept ans et enfin à quatre-vingt-deux. Abondance de morts ne nuit pas. Je choisis la dernière. C'est d'ailleurs la seule qui compte.

                                                                                                             Joseph Galtier.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 novembre 1907.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire