Translate

mercredi 7 décembre 2016

Le blackboulé.

Le blackboulé.

Le blackboulé est né à Paris et dans les départements, le soir d'une élection, entre minuit et deux heures du matin. Jusqu'à la dernière minute, le blackboulé a pu espéré qu'il ne viendrait pas au monde. Sa naissance a tenu à un chiffre, à une fraction, à une décimale.
En constatant son existence, le blackboulé a fait ses premiers pas en proie à une déception formidable et a dissimulé à son prochain une grimace, qui aurait réjoui ses concurrents et amis. Puis il a pris son parti.
Le blackboulé est de deux espèces: le blackboulé relatif et le blackboulé absolu. L'un est celui qui se présente pour la première fois au suffrage de ses concitoyens. Il était avocat, négociant, médecin ou rentier. Repoussé de l'urne, il reste, demain comme hier, avocat, négociant, médecin ou rentier. Celui-là n'éprouve qu'une déconvenue de courte durée. Ses habitudes n'ont point eu le temps de changer. Il oubliera sa défaite et renoncera bientôt aux rêves politiques. Il pourra être heureux encore.
L'autre, le blackboulé absolu, est condamné à l'affliction et à la misère. Accoutumé depuis plusieurs années à vivre de la vie parlementaire, orgueilleux de son titre de représentant du peuple, aimant à être appelé "monsieur le député", ayant été quelqu'un pour le public, une voix pour ou contre le ministère, un personnage dans son village, portant des insignes particuliers, nanti d'une carte de libre circulation sur les chemins de fer, imprimé dans le Journal officiel, le blackboulé voit tomber autour de lui, comme des feuilles mortes, tous ces titres, tous ces privilèges, toutes ces vanités. Il était quelque chose par sa qualité de député, il n'est plus rien qu'une âme en peine.




Qu'il ait été député de droite ou de gauche, ministre ou chef occulte de quelque majorité imposante, il n'existe plus. Désormais il errera, comme Ahasvérus, autour des monuments parlementaires. Pour pénétrer dans l'enceinte réservée, il lui faudra la protection d'un huissier attendri ou le bras d'un journaliste influent. Quand il voudra participer à la séance, il se glissera comme une ombre dans la tribune réservée aux anciens députés et il assistera à la discussion, sans pouvoir mêler sa voix à celle de ses amis et offrir au ministère le concours de son précieux bulletin.




Quatre années de législature, hélas! écoulées, lui ont fait oublier sa profession primitive. Il a désappris le barreau, le journal, la médecine, le commerce, pour se livrer à la politique, et, abandonné par elle, il est comme le naufragé qui ne sait plus à quelle épave il peut se raccrocher.
Sa vie est de vaguer autour des camarades plus heureux que lui. Il guettera un siège vacant, pour le solliciter. Il souhaitera la mort de son meilleur ami, pour lui prendre sa place. Il fomentera des complots, préparera des crises, excitera les querelles pour amener un cataclysme et provoquer une dissolution. Le blackboulé est le pire des radicaux. Il ne rêve que bouleversement. Incapable de rien faire et oisif par l'ordre du suffrage universel, il attend plaie et bosse. Celui-là, c'est le blackboulé désespéré et ambulant. Quelquefois il se résigne. De conspirateur, il se fait solliciteur. Abusant des secrets qu'il a pénétrés, alors qu'il régnait, tracassier par nature, importun par nécessité, il fait tant et si bien qu'on se débarrasse de lui en lui donnant un morceau du budget. Il finira dans la peau d'un conseiller d'Etat, d'un ministre plénipotentiaire ou d'un percepteur des contributions. celui-là c'est le blackboulé casé. Il n'est plus ambitieux, il est philosophe. Il n'aspire plus qu'à un repos gagné par une vie de labeurs politiques et payé par des contribuables ingrats.





Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire