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mercredi 7 décembre 2016

Inauguration de la statue de Napoléon 1er dans la Bourse de Lille.

Inauguration de la statue de Napoléon 1er dans la Bourse de Lille.


La Bourse de Lille est une des plus curieuses reliques architecturale que la domination espagnole ait laissé dans la Flandre. En 1652, la ville de Lille obtint du roi d'Espagne, Philippe IV, l'autorisation de construire une Bourse pour ses commerçants, à peu près au centre du vaste espace qui formait alors la place du Marché. L'échevinage lillois usa, en cette circonstance, d'un procédé très-ingénieux et très-économique: il fit dresser, par l'ingénieur Julien Destré, un plan d'après lequel l'édifice se composait de maisons particulières disposées sur les quatre côtés d'un carré régulier, ayant à son centre une grande cour à ciel ouvert, qu'encadraient des galeries couvertes assez semblables à des cloîtres de couvent; puis on offrit gratuitement le terrain aux bourgeois qui voudraient s'y construire des habitations, mais avec cette condition rigoureuse, qu'ils se conformeraient strictement, minutieusement à toutes les dispositions indiquées sur le plan général. De cette façon, la ville de Lille s'enrichit d'un beau monument qui ne coûta pas un denier à la caisse communale. Certes, il y a, dans cette invention ultra-flamande, de quoi affriander toutes nos municipalités modernes.
Quoi qu'il en soit, il résulta de cette combinaison une construction présentant à la fois un ensemble très-régulier et des détails d'ornementation des plus pittoresques. En effet, à l'intérieur, et surtout à l'extérieur de l'édifice, les murs sont couverts de sculpture  en pierre blanche, se détachant avec vigueur sur un fond de briques rouges. Ce ne sont partout que grappes de fleurs et de fruits, figures d'homme et d'animaux de la conception la plus fantastique. On voit là tout un monde de guerriers, de femmes, d'enfants, dont les têtes, variées à l'infini, offrent une expression de physionomie vraiment saisissante. Il a fallu à l'artiste une imagination prodigieuse, une verve inépuisable pour trouver et rendre toute cette végétation luxuriante, toutes ces personnifications naïves ou énergiques.
On devine bien que la Bourse de Lille n'a pas vécu ses deux cents ans sans avoir eu parfois maille à partir avec des restaurateurs maladroits,  avec des vandales patentés. Les niveleurs et les badigeonneurs ont passé par là!... Les premiers ont amputé les nez des héros, écorné des oreilles de satyres, éraillé des seins de nymphes, pour accrocher plus communément d'ignobles enseignes de boutique; les derniers ont affadi des reliefs puissants, comblé des refouillements délicats en les couvrant, sans honte ni vergogne, d'un linceul d'ocre et de craie. On a même été jusqu'à décoiffer l'édifice d'un charmant campanile qui couvrait sa façade principale. Enfin, on avait si bien restauré la Bourse de Lille, qu'en l'an de grâce 1840, elle n'était plus reconnaissable. Mais alors, la municipalité lilloise eut un remords, et elle voulu réparer de son mieux les sacrilèges commis pendant près d'un demi-siècle. Par bonheur, Lille possédait dans ses murs l'homme qu'il fallait pour une telle oeuvre. L'architecte Benvignat, auquel la ville doit son Hôtel de ville, son lycée, ses halles, son théâtre, etc., etc., fut chargé de rendre à la Bourse son caractère primitif. Grâce au bon vouloir persistant des magistrats de la cité, grâce surtout au talent sérieux et scrupuleux de M. Benvignat, la Bourse de Lille est aujourd'hui redevenue à peu près ce que Julien Destré l'avait faite. Nous disons: à peu près, parce que les marchands logés dans le temple se sont cuirassés de toutes sortes de textes de loi contre le rétablissement du rez-de-chaussée de 1652.
Maintenant que vous connaissez le passé et le présent de la Bourse de Lille, il nous reste à vous apprendre qu'on vient d'ériger, au centre de sa cour intérieure, une grande et belle statue de Napoléon 1er, coulée avec le bronze de quelques-uns des canons russes pris à Austerlitz. Napoléon 1er, les canons d'Austerlitz, la Bourse de Lille... Vous me demandez pas où cela se tient? Voici: l'Empire, premier du nom, avait tant et tant de canons conquis sur l'ennemi, qu'il ne savait qu'en faire. Après la rafle victorieuse du 2 décembre 1805, on envoya deux ou trois pièces de campagne à la monnaie de Lille pour en confectionner des balanciers ou autres ustensiles de fabrication monétaire. Les canons d'Austerlitz, ayant ainsi battu monnaie pendant une cinquantaine d'années, avaient insensiblement perdu quelque peu de leurs instincts guerriers pour incliner vers les préoccupations industrielles et commerciales... D'autre part (suivez bien notre raisonnement), il n'était pas absolument impossible de confondre cette mesure purement stratégique, qu'on appelle le blocus continental, avec un système douanier permanent, à jamais inviolable; dès lors, l'auteur du blocus continental devint tout naturellement la personnification auguste du système protecteur... Et voilà comment se tiennent Napoléon 1er, les canons d'Austerlitz et la Bourse de Lille! Que si vous n'acceptez pas ces diverses déductions comme très-claires, très-logiques, c'est que vous y mettez de la mauvaise volonté, et que, peut-être bien, vous êtes libre échangiste...
Au surplus, il faut le reconnaître, la Chambre de commerce de Lille, en abordant cette manifestation significative, s'est franchement adressée au pays pour avoir, au préalable, son adhésion solennelle: une souscription a été ouverte dans nos départements du nord, et tout aussitôt les frais de l'entreprise ont été largement couverts. L'occasion était trop belle pour ne pas en profiter jusqu'au bout: on pensa donc à compléter l'ornementation de la Bourse, en entourant la statue du grand Empereur et tout un état-major de célébrités industrielles. Cette fois encore, M. Benvignat se trouva  heureusement inspiré, et il imagina de décorer le mur des galeries couvertes d'une série de petits monuments élevés à la gloire des hommes qui ont le mieux illustré leur nom par l'application des arts et des sciences à l'industrie française. Chacun de ces monuments se compose d'un buste-portrait surmontant une table de marbre noir, où se tient en lettres d'or le nom, la date de naissance, celle de la mort, et comme qui dirait les états de service de celui dont on a voulu honorer la mémoire. Autour de cette sorte de tableau d'honneur, règne un magnifique encadrement de sculpture, où l'on voit ingénieusement groupés les outils, les instruments et autres objets se rapportant aux travaux et aux découvertes du même personnage.




Jacquart de Lyon, le chevalier de Girard, le fondateur de la filature de lin à la mécanique en France, Vauquelin, Chaptal, Montgolfier, Richard-Lenoir, Chappe, Parmentier, Monge, Brongniard, Gay-Lussac, Oberkamps, Berthollet, Prony, etc., auront là leur buste et leur monographie sculpturale. Il faudra bien deux années de travaux assidus pour achever ce musée. Jusqu'ici les monuments de Jacquart, du chevalier de Girard, de Chaptal, de Vauquelin, sont seuls terminés; ils suffisent pour donner une idée du bel ensemble que présentera l'oeuvre complète. N'oublions pas de dire que M. Benvignat a rencontré dans le sculpteur lillois Huidiez un très-digne interprète de sa pensée.




Une chose nous préoccupe dans l'achèvement de cette composition monumentale: c'est le texte des inscriptions; car c'est là une affaire grave entre toutes que de parler avec de l'or sur du marbre aux siècles à venir... Nous avons quelque part une Académie des inscriptions et belles-lettres; pourquoi n'exigerait-on pas que cette Académie jugeât et contrôlât les projets d'inscriptions monumentales, tout comme la Commission des bâtiments juge et contrôle les plans des monuments eux-mêmes. Prenons-y garde! la postérité sera sans pitié pour tout espèce de galimatias lapidaire.
Mais il est temps d'abandonner les détails pour en venir au principal: la statue de Napoléon 1er, faite pour la Bourse de Lille, par M. Lemaire, l'auteur renommé du fronton de la Madeleine. Il doit être impossible de trouver quelque chose de neuf, d'original, d'imprévu, en modelant la mille et unième statue de l'empereur Napoléon 1er. D'abord, il n'y a pas à composer la tête, celle dite de Chaudet est irrévocablement consacrée. Quant au corps, sa pose impériale est presque aussi définitivement réglementée, arrêtée, décrétée. Restent pour toute ressource à l'artiste les plis plus ou moins savamment drapés du manteau semé d'abeilles. On a beau se dire qu'ici l'Empereur figure surtout à titre de protecteur de l'industrie nationale; on s'aperçoit de suite qu'il est impossible de scinder l'universalité d'une telle personnification. La France et l'histoire ne conçoivent Napoléon 1er que comme un génie couronné qui couvre de son aile tous les besoins, tous les instincts, tous les intérêts de son peuple, sans distinction, sans préférence aucune, avec la même sollicitude pour les quatre points cardinaux de l'empire français; et la France et l'histoire ne reconnaîtraient plus leur empereur si vous essayiez de le représenter avec une attribution spéciale, avec une préoccupation particulière. Bref, n'importe où vous le mettiez, dans la Bourse de Lille ou dans le musée de Versailles, l'Empereur ne saurait être que l'Empereur.
Faut-il ajouter après cela que nous ne goûtons pas énormément les attributs entassés au pied de la statue de M. Lemaire? N'aviez-vous pour ces détails les bas-reliefs du piédestal? Vous pouviez y spécialiser tout à votre aise, et cela devait vous suffire. Du reste, le statuaire n'a pas manqué de profiter en ce sens des deux faces latérales du piédestal; et si cette partie de son oeuvre nous semble d'une ordonnance un peu lourde, un peu commune, c'est qu'il n'est pas facile d'obtenir un ensemble heureux, distingué, en engerbant la betterave, la toile, le pain et autres attributs horriblement scabreux.
Quant à la statue elle-même, elle est d'une belle et majestueuse composition, et d'une exécution savante. Seulement, pourquoi a-t-on doré sur toutes les coutures le bronze d'Austerlitz? Les méchants vont dire que vous lui avez imposé la livrée du lieu... A part ces vétilles, la statue de M. Lemaire est une oeuvre magistrale; elle achève de faire de la Bourse de Lille, une de ces curiosités artistiques qu'une ville montre avec orgueil à ses visiteurs.
C'est dimanche dernier, 3 décembre, quasi-anniversaire d'Austerlitz, qu'a eu lieu l'inauguration de la statue de Napoléon 1er dans la Bourse de Lille. Depuis longtemps déjà le monument était prêt, et la statue ne demandait qu'à laisser tomber son voile; mais il paraît que l'on obtenait pas l'inauguration que l'on avait voulu... Il y a même là-dessous toute une histoire de négociations épineuses, à laquelle nous ne voulons pas brûler les barbes de notre plume. Du reste, la position était plus délicate qu'on ne saurait croire; car enfin, qu'un personnage officiel quelconque, fût-ce un simple ministre du commerce, parle dans la Bourse de Lille, c'est toujours la Bourse de Bordeaux qui écoute...
On réussit pourtant à se tirer d'embarras au moyen d'un chambellan de l'Empereur, dignitaire essentiellement neutre dans la guerre des tarifs; et M. le comte d'Arjuzon fut chargé de présider la cérémonie.
Les inaugurations de statues se suivent et se ressemblent volontiers; donc, nous n'insisterons pas ici sur certains détails, qui sont partout et toujours les mêmes. Il nous suffira de dire que, ce jour-là, vers midi, les autorités civiles et militaires, accompagnées de députations d'ouvriers, de chefs d'atelier, portant des bannières, se sont rendues, en cortège, de la Préfecture à la Bourse, et qu'une fois l'assistance réunie dans l'enceinte du monument, la cérémonie s'est accomplie comme suit: Mgr l'archevêque de Cambrai a ouvert la séance par une harangue extrêmement remarquable, où la religion se montrait surtout soucieuse de la condition faite aux ouvriers dans notre organisation industrielle. C'était là prendre cette solennité par son côté le plus noble; et nous avons retenu avec bonheur ces paroles: "Le religion ne gêne en rien le développement du travail de l'industrie, mais elle l'empêche d'accabler et d'abrutir..." L'archevêque a ensuite béni la statue, pendant que le clergé entonnait le Domine salvum fac imperatorem. M. le président de la Chambre de commerce a dit de fort belles choses en l'honneur de l'industrie nationale. M. le préfet du Nord a prononcé un très-habile discours, et peut-être bien ce discours-là n'était-il pas facile à faire. M. le comte d'Arjuzon a parlé avec l'éloquente dignité qui convenait à son rôle spécial. Une distribution de médailles commémoratives a été faite à quelques contremaîtres  signalés par des services rendus à l'industrie.
La société chorale, les Mélomanes, accompagnée par la musique du corps des canonniers sédentaires de Lille, a exécuté une entraînante cantate, composée pour la circonstance par un poète et un musicien tous deux lillois, MM. Victor Delerue et Wattier. Enfin, à deux heures de relevée, les assistants se sont retirés quelque peu transis de froid, mais remarquablement émus et satisfaits.
Le soir même, il y eut banquet par souscription à l'Hôtel de ville. On nous assure que les toasts ne s'y sont pas trop ressentis de la température régnante.
En définitive, ce qui résulte de plus clair de cette solennité, c'est que l'ingénieur Julien Destré d'abord, et au-dessus de tous MM. lemaire, Benvignat et Huidier ensuite, ont acquis des droits imprescriptibles à la reconnaissance des Lillois, pour avoir, sous prétexte de Bourse, doté la ville de Lille d'un très-intéressant et très-gracieux monument historique.

                                                                                                        Henry Bruneel.

L'Illustration, Journal universel, 9 décembre 1854.

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