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mercredi 8 juillet 2015

La fête de Neuilly et les anciennes foires.

La fête de Neuilly et les anciennes foires
              pendant la première quinzaine de juillet.




Tous les soirs, de dix à onze heures, des milliers de voitures se dirigent vers les Champs-Elysées, et, parvenus à la place de l'Etoile, enfilent l'avenue de la Grande Armée. Sur une partie de cette avenue et sur tout le parcours de l'avenue de Neuilly se dressent, des deux côtés de la voie, les baraques, les tentes de la plupart des "forains" de France.
C'est un immense caravansérail de près de six kilomètres de longueur; on dirait une ville campée aux portes de la capitale, et quelle ville! A la lueur des becs de gaz, des lampes Edison, des réverbères et des lampions, se trémoussent, s'agitent sur les tréteaux vacillants des paillasses, des pitres, des queues-rouges, des hercules, des nains, des phénomènes, des femmes-poissons, des bayadères, des écuyères, des acrobates, des dentistes, des funambules; bref, tout le pittoresque personnel des foires, toute la troupe bariolée des saltimbanques et des romanitchels. Dans un vacarme infernal se réunissent sans se confondre, les grincements des orgues de Barbarie jouant à la fois le Père la Victoire, A la grâce de Dieu, le Miserere du Trouvère et le Ta-ra-ta-boum, les clameurs des orchestre à vapeur, les roulements des tambours, les vibrations enragées des cornets à piston, les rugissements des grosses caisses, les carillons des cloches, les décharges des carabines de tir, les cris d'appel des pitres, les sifflements des toupies hollandaises et les vociférations des camelots vendant des plumes de paon. Les manèges de chevaux de bois tourbillonnent, les balançoires oscillent, les vélocipèdes galopent, les bateaux bondissent, les ballons s'enlèvent, les montagnes russes gémissent, les fauves de Bidel et de Pezon hurlent, les clowns lancent aux spectateurs ahuris des interjections anglaises, les bobèches reçoivent et rendent des soufflets, les écuyères en maillot lie de vin se livrent aux jeux icariens.
On a vu cent fois se démener cette bohème; on a vu cent fois sauter, virer les danseuses de corde et les paillasses; le théâtre Cocherie, le théâtre Becker nous ont depuis longtemps révélé tous leurs tours, mais on veut quand même savourer à nouveau ce spectacle. Est-ce l'imprévu qu'on cherche? Nullement, mais le bruit, le tapage, la cohue, nous attirent; voilà le secret de cette séduction, et c'est pourquoi tant de Parisiens s'acheminent le soir vers Neuilly.
Les mêmes goûts se sont manifestés dans tous les temps. Les aïeux des mondains d'aujourd'hui couraient à la foire de Saint-Germain. Cette foire se tenait à peu près sur le même emplacement où s'élève le pavillon qui abrite actuellement le marché Saint-Germain. Le jour était réservé au peuple; mais la nuit, après la Comédie et l'Opéra, amenait avec elle tous les patriciens de la capitale. 



"C'était, dit M. Victor Fournel, le moment choisi par la noblesse et les grandes dames pour faire leur apparition sur le marché, et le roi lui-même ne dédaignait pas de s'y montrer souvent (1)." Henri III y vint à plusieurs reprises. Henri IV et la reine n'y manquèrent pas un seul jour, nous apprend l'Estoile, en l'année 1608; le petit dauphin, leur fils, y fut conduit trois fois en 1609 et s'y amusa fort. A la clarté des milliers de flambeaux illuminés à chaque boutique, allait lentement, de long en large, une foule constellée de brillants costumes et des milliers de grandes dames couvertes de masques de velours noir. Les désordres de tout genre s'y donnaient carrière; la police ne pouvait suffire à réprimer les rixes et la débauche. Cochers et laquais engageaient les uns contre les autres des batailles rangées; en 1605, un laquais coupa les deux oreilles d'un cocher et les mit dans sa poche. Une tuerie s'en suivit.
"Les accidents, selon M. Fournel, n'étaient guère moins rare au milieu de cette foule immense et tumultueuse, pressée en tous les sens dans les rues innombrables du champ forain. L'entrée du côté de la rue de Tournon en particulier était une gorge étroite à pente rapide, où les piétons ne trouvaient ni recoin ni allées pour se garer des voitures, dont les roues effleuraient les murailles." 



Dès cette époque, les foires avaient dégénéré. Fondées à l'origine en vue de créer des centres d'approvisionnement et d'établir des relations commerciales entre les peuples, elles n'avaient plus le même caractère d'utilité sociale qu'autrefois. Au moyen âge elles jouaient le rôle de nos expositions universelles.
Un de nos vieux poètes donne une idée de ces réunions, où se manifestaient dans tout leur éclat l'art et l'industrie du moyen âge:

Au bout, par deçà regrattiers,
Trouvé barbiers et cervoisiers, 
Taverniers et puis tapissiers;
Assez près d'eux sont les merciers;
A la côte du grand chemin
Est la foire du parchemin; 
Et après les pourpoincts,
Puis la grande pelleterie,
Puis m'en revins en une plaine,
Là où l'on vend cuir, cire et laine;
M'en vins par la ferronnerie;
Après trouvai la batterie (les chaudronniers)
Cordouaniers et boureliers,
Selliers et freiniers et cordiers;
Après tous les joyaux d'argent
Qui sont ouvrés d'orfévrerie,
Si n'oubli pas, comment qu'il aille
Ceux qui amènent la bestaille.

A cette époque, les foires de Champagne étaient surtout célèbres. Une ordonnance royale montre quelle idée élevée présidait à l'institution de ces marchés internationaux: "Les foires de Champagne, dit Philippe de Valois dans son ordonnance de 1344, ont été fondées pour le bien commun de tous les pays, tant de notre royaume que du dehors: elles ont été rétablies ès marchés communs (au point de contact des provinces) pour tous les pays remplis de marchandises qui leur sont nécessaires, et par ce ont consenti à leur fondation tous les prélats, princes, barons, chrétiens ou mécréants". Aussi les musulmans eux-mêmes trouvaient protection dans ces congrès du commerce et de l'industrie.
Les foires de Champagne avaient leur chancellerie particulière et des chauffecines instituées pour sceller les actes de ventes que dressaient quarante notaires; un officier public veillait à ce que les poids et mesures ne donnassent lieu à aucune fraude. Enfin, pour que rien ne manquât à ces solennités du commerce, la religion y ajoutait ses pompes et les ouvrait par une procession destinée à appeler la bénédiction de Dieu sur les assistants. Outre les garanties que chaque nation trouvait dans l'élection des "maîtres de foire" et des prud'hommes des différents métiers, elle avait encore pour protéger les intérêts des magistrats particuliers, qui s'appelaient "capitaines des foires". C'étaient de véritables consuls chargés de la défense de leurs concitoyens. Un chef, nommé par les suffrages de toute la communauté, avait la mission de défendre ses droits. Mission nécessaire! Lors d'une foire tenue en 1297, des commerçants de Lucques manquèrent à leurs engagements. Vive émotion parmi les forains. Les maîtres des foires, statuant sur cette félonie, prononcèrent aussitôt l'exclusion de tous les Italiens. Albert de Médicis, qui prenait le titre de capitaine de la communauté des marchands italiens, intervint en faveur de ses compatriotes. Mais l'ostracisme prononcé contre les Lucquois fut maintenu. 
Indépendamment de leur importance commerciale, les foires du moyen âge exerçaient une grande influence sur les relations politiques. Là se réunissaient les habitants de toutes les puissances; là s'émoussaient, par le contact, les antipathies provinciales, si vives au moyen âge; là, en un mot, se préparait l'unité de la patrie. 
Hélas! quel historien ou quel moraliste adressera jamais le même compliment à la foire de Neuilly?

(1) Le Vieux Paris, Tours, Mame.

Les fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Alfred Mame, 1898.

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