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mercredi 10 juin 2015

Sainte-Beuve.

Sainte-Beuve.


M. Sainte-Beuve vient de mourir en laissant une place vide au Sénat et un fauteuil vacant à l'Académie française. Il est mort en rendant témoignage aux tristes convictions des dernières années de sa vie. Il recommande en effet dans son testament que son corps soit directement porté au cimetière sans passer par l'église. Il prie en outre les deux assemblées, dont il était membre, l'Académie française et le Sénat, de n'envoyer aucune députation à ses funérailles, et de ne faire prononcer aucun discours sur son cercueil.
Il semble qu'il ait cherché et multiplié les occasions et les moyens de prouver qu'il regardait la vie humaine comme une comédie sur laquelle, quand le rideau est tombé, tout doit appartenir au silence et à l'oubli.
Que ces sentiments soient ceux dans lesquels M. Sainte-Beuve est mort, on ne peut malheureusement pas en douter. Ses derniers travaux littéraires et ses discours au Sénat portent plus ou moins la trace de ses désolantes doctrines. Mais ceux qui ont étudié l'ensemble des œuvres et de la vie de M. Sainte-Beuve, savent que telles n'ont pas toujours été ses idées.
Quand il parut dans la carrière des lettres, il était enrôlé dans l'école romantique, alors remplie d'espérance et de verve, et qui aspirait à réunir dans une littérature nouvelle, le christianisme, la philosophie spiritualiste et le libéralisme politique. C'était le temps où M. Victor Hugo, s'épanouissant dans l'éclat printanier de son génie, écrivait des vers que, par l'excès de ses défauts actuels, il n'est point parvenu à faire oublier. M. Sainte-Beuve marchait derrière lui, avec lui, plein d'admiration pour ce que le poëte admirait, d'amour pour ce qu'il aimait, et il exposait les doctrines de l'école nouvelle dans son tableau de la littérature du XVIe siècle. Sa jeune admiration était éprise de deux types, Chateaubriand et Lamennais. Le premier avait ouvert les horizons littéraires dans la profondeur desquelles la jeune école espérait trouver la gloire, l'autre, les horizons religieux où elle cherchait l'infini.
Toutes les œuvres de M. Sainte-Beuve portent la trace de cette double influence, je parle des œuvres qui ont précédé l'année 1834. celles-là même qui parurent à cette époque conservent un rayon éloigné du soleil qui a illuminé la première partie de la carrière de l'auteur. Les Consolations en particulier présentent ce caractère religieux, cette aspiration vers l'idéal chrétien, ce besoin de croire et d'aimer, qui devait s'éteindre d'une manière si déplorable dans l'esprit et le cœur de l'auteur.
Quelles furent les causes qui amenèrent le naufrage de cette âme? Elles furent sans doute multiples, et le mouvement philosophique qui emporta les idées après la révolution de 1830 y contribua. Ce qu'on peut affirmer, c'est qu'à partit de 1837, cette oeuvre de destruction est consommée; tout à péri dans l'intelligence de M. Sainte-Beuve, son âme est emportée à l'aventure, il n'a plus ni idéal religieux, ni idéal littéraire, ni idéal politique. La déplorable apostasie de M. de Lamennais a contribué à lui enlever le premier; la dissolution de l'école romantique lui a ôté le second; enfin les suites de la révolution de 1830 ont contribué à lui faire perdre le troisième. C'est alors qu'il écrit ces lignes à travers lesquelles transpirent toutes les amertumes de son âme:
"J'ai la douleur de me figurer souvent que l'ensemble matériel de cette société est assez semblable à un chariot depuis longtemps très-embourbé, et que, passé un certain moment d'ardeur et un certain âge, la plupart des hommes désespèrent voir avancer et même ne le désirent plus. Mais chaque génération nouvelle arrive jurant Dieu qu'il n'est rien de plus facile, et de se mettre à l'oeuvre avec une inexpérience généreuse, s'attelant de toute part à droite, à gauche, en travers (les places de devant étant prises), les bras dans les roues faisant crier le pauvre vieux char par mille côtés et risquant maintes fois de le briser. On se lasse vite à ce jeu; les plus ardents sont bientôt écorchés et hors de combat, les meilleurs ne reparaissent jamais, et si quelqu'un plus tard arrive à s'atteler en ambitieux sur le devant de la machine, il tire en réalité très-peu et laisse de nouveaux venus s'y prendre aussi maladroitement que lui d'abord et s'y épuiser de même."
Je ne veux pas rechercher si M. Sainte-Beuve, mort sénateur et membre de l'Académie française, ne serait pas au nombre de ceux qui s'attellent  au-devant du char et laissent les nouveaux venus s'épuiser à le tirer. Tout ce que je veux constater, c'est qu'une fois arrivé à ces idées, l'auteur arriva dans la dernière phase de son talent. Il devint ce critique sceptique pessimiste, sans principe littéraire, et cependant écrivain ingénieux et subtil dont la plume est un scalpel, qui fouille avec une maligne joie sur toutes les parties corrompues de la nature humaine, dont le sourire ressemble à un ricanement perpétuel, contre la poésie, la croyance et la vertu.
Peintre remarquable cependant parce que rien ne lui échappe: studieux observateur qui interroge l'histoire, la biographie afin de s'expliquer l'écrivain. Le rare talent que M. Sainte-Beuve déploya dans ses Portraits du lundi devait trouver faveur auprès du gros du public toujours disposé à bien accueillir des écrivains pessimistes. Le cœur humain est plein d'envie: après le bonheur d'entendre dire du bien de lui, la plus grande satisfaction que puisse éprouver l'homme dont le cœur n'est pas purifié par le christianisme, c'est d'entendre dire du mal des autres. De là, en grande partie du moins, l'attrait de la critique, de la satyre, du pamphlet, de l'épigramme, de la biographie littéraire prise au point de vue d'une médisance spirituelle qui recueille les anecdotes et connaît l'art de les assaisonner. Dans les temps et dans les sociétés où domine l'esprit démocratique, le mauvais penchant de la nature humaine, qui nous fait trouver un malin plaisir à voir démolir les renommées qui sont au-dessus de nos têtes, devient plus puissant encore: par une illusion d'optique, les vallées croient s'élever quand les collines s'abaissent. Voilà pourquoi M. Sainte-Beuve a été regardé comme le roi de la causerie contemporaine.

                                                                                                                       Nathaniel.

La Semaine des Familles, samedi 30 octobre 1869.

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