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mercredi 10 juin 2015

Les côtiers de l'Artois.

Les côtiers de l'Artois.


La plupart des villages qui bordent le Pas-de-Calais contiennent une classe d'hommes qui estiment le travail varié; ils sont à toute main et à tout métier; on les trouve aujourd'hui à la ferme, demain dans les fosses à minerai; un jour en mer sur quelque bateau pêcheur; un autre jour au terrassement du bassin à flot de Boulogne; et ils ont encore bien d'autres industries que je ferai connaître.
Ce sont des gens peu soucieux de gagner les prix que les comices accordent aux meilleurs domestiques. On ne voit pas parmi eux de vieillards médaillés pour avoir servi pendant soixante ans la même famille; un pareil honneur les tente peu; courageux, robustes, fidèles en général, car ils tiennent à ne pas compromettre leur nom, ils font de la besogne pour l'argent qu'ils reçoivent, ni plus ni moins. Ils demandent qu'on les traite avec quelques égards et qu'on les paie régulièrement, le reste leur est indifférent. Mais il ne faut pas exiger d'eux plus qu'ils n'exigent des autres; ils ne demandent pas d'attachement; ne leur en demandez pas non plus, ce serait inutile.
Ils sont principalement à l'aguet des occasions. Si le bruit se répand de quelque entreprise nouvelle, de quelque travail imprévu, d'un accident même qui n'exigera qu'une besogne momentanée, c'est leur affaire: l'atelier où ils étaient employés sera désert le lendemain.
Lorsque la pêche côtière donne et qu'il bruit de quelques bonnes marées faites par les gens du métier, nos hommes, revêtus du caban en toile cirée, et coiffé du soroit, gagnent la plage, la manne sur la hanche, le palot de grève à la main.Ils vont d'abord à certains endroits qui leur sont indiqués par de petites spirales de sable, et y font du ver, c'est à dire qu'ils fouillent ces endroits pour prendre de gros vers qui serviront à haquer (amorcer) leurs lignes.
Outre la pêche à l'hameçon, ils tendent le parc, la cibeaudière; ils ravaudent avec un crochet le dessous des roches pour harponner les congres; ou, plongés dans l'eau jusqu'aux épaules, fouillent avec la main les retraites où se réfugient les crabes et les homards.
Toutes ces pêches sont autorisées et tolérées; mais il en est une qui a un double attrait: elle est défendue et très productive; c'est la pêche au coret: quand le surveillant de la côte a achevé sa tournée, ou quand il fait un de ces temps que l'on ne mettrait pas un garde dehors, les riverains ne se font pas faute d'aller donner quelques coups de l'engin prohibé. Le coret, en une seule traînée, rapporte quelque cinquante kilos de poissons. Cela vaut la peine de se mouiller les jambes, et au moins l'on peut dire en rentrant que l'on a fait sa chaudière.
Le lendemain, la femme porte à la ville sa pêche, la manne sur le dos, que retient une corde qui lui coupe le haut des épaules et de la poitrine; courbée, les pieds nus, elle fait jusqu'à vingt kilomètres avec une charge capable d'effrayer un porteur de la halle; elle regagne son logis dans la même journée, et quelquefois elle rapporte un poids aussi lourd que celui de sa pêche.
Un trait de mœurs de la population de nos côtes qui n'est pas à l'honneur de sa galanterie, c'est que le beau sexe est exclusivement chargé du transport du poisson; en général, le mari est occupé ailleurs, mais eût-il affaire à la ville avec sa femme, qu'il ne s'occuperai pas du fardeau. Cela ne le regarde pas. Les pêcheurs d'occasion ont adopté cette méthode, et l'usage l'a tellement sanctionnée que la robuste côtière fait son office de mule bravement et sans songer à se plaindre.
Le côtier du détroit ne regarde donc pas à faire un peu de fraude maritime à l'occasion. Il n'y voit aucun mal. "Le poisson de côte est un poisson de passage, dit-il; il est à Ambleteuse aujourd'hui, dans huit jours il sera en Angleterre ou en Hollande; ne vaut-il pas autant qu'il soit mangé à Boulogne ou à Calais qu'à Londres ou à Amsterdam?
Sur terre, le côtier sait aussi trouver des ressources. En temps de neige il prend des alouettes aux lacs. Il a sa hutte dans le marais, et quand le gibier sauvage arrive, il rafle, avec sa canardière, les imprudents volatiles qui se laissent séduire par des canes de rappel.
Dans la saison rigoureuse, il fait une promenade matinale dans les garennes voisines, et décroche de temps en temps d'un collet quelque lapin qu'il fricasse ou qu'il porte au marché. Il ne soutiendra pas qu'il en a le droit, Dieu l'en garde! mais son jardin a été grugé par les habitants du terrier; il faut bien que ses choux se retrouvent: pour ne pas ennuyer le propriétaire de demandes d'indemnités, il se paie sur la bête; c'est la justice naturelle, et sur beaucoup de points le côtier est l'homme de la nature.
Non pas qu'il repousse la société; sauf ces légers cas de braconnage, il n'est aucunement socialiste, et se moque parfaitement des enfileurs de phrases humanitaires. Quand on a quinze métiers à sa disposition comme lui, et qu'on possède un bon tempérament et du courage, on laisse couler l'eau, et on abandonne aux clercs d'huissier ou aux avocats stagiaires la tâche de réformer l'ordre social.
Ses enfants ne sont pas élevés avec toute la distinction désirable. Il les nourrit de bon pain et d'un plat de pommes de terre assaisonné d'air marin, ce qui leur fait une poitrine solide, et il les envoie à l'école jusqu'à sept ou huit ans. Les gaillards commencent alors à pourvoir aux besoins de la huche. Ils vont arracher des moules sur les rochers, cueillir du cresson dans les ruisseaux, du pissenlit dans les près, glaner dans les champs, porter le poisson au voisinage. Parfois, ils vont faire paître la vache le long des chemins et des haies. S'ils découvrent un nid de pie au haut de la futaie, ils y grimpent au risque de se casser le cou, gobent le contenu des œufs, et se font un collier des coquilles vides. Aperçoivent-ils, à l'automne, un pommier dont les fruits ont été enlevés, ils le boquillonnent, c'est à dire qu'ils montent sur l'arbre et le passent en revue pour s'emparer des pommes que le propriétaire a pu oublier. Pendant ce temps, la vache tire sa goulée à droite et à gauche dans les grains, et n'en revient pas plus mal portante à l'étable.
Lorsqu'ils vont sur onze ou douze ans, le curé passe à la maison, et avertit les parents qu'il est temps de songer au catéchisme et à la première communion. Cette recommandation n'est jamais mal reçue; à l'heure dite, tous les petits côtiers arrivent à l'église, un peu bruyamment, d'un air plus déluré que leurs camarades des hameaux de l'intérieur, mais non moins dociles, car leur fond est bon, et ils ont appris la discipline chez eux.
L'homme de la côte, en effet, sous son caractère aventureux et un peu insouciant, cache un bon cœur qui se révèle par des actes d'héroïsme dans les naufrages si fréquents et si terribles qui désolent le détroit.
Une maladie dont on n'a pas encore pu le guérir, c'est la rafle; il compte, il espère que le navire se brisera, et qu'il pourra faire son profit de quelque épave. Cette disposition est dans les traditions du pays; la tempête est une pourvoyeuse qui jette ses trésors aux habitants du rivage, et ceux-ci doivent en profiter. Ces idées cadrent mal avec les bons instincts de ces hommes, mais il y a ici une de ces bizarreries dont la nature humaine offre plus d'un exemple.
Les débris des navires, les colis rejetés par la mer, il les guette, il les cherche, et il les enlève quand il peut. S'il est pris, la justice le punira sévèrement; il le sait, ce qui prouve qu'il commet une action coupable; mais cela ne l'arrêtera pas; une sorte de droit spécial lui paraît exister en sa faveur; il lui semble que, par le naufrage, la mer est devenue propriétaire du navire, et que ce qu'elle jette à la côte est pour les côtiers. Il ne soustraira pas un centime dans une autre occasion; s'il trouve la bourse de son voisin, il la rendra; mais le cuivre, le ballot, surtout la marchandise éparse du bâtiment naufragé, sont de bonne prise.
Douane, gendarmerie, n'empêcheront pas les rafleurs d'opérer sur un point ou sur un autre. Répandus au milieu de la foule, travaillant eux-mêmes au sauvetage, ils examinent les objets mal gardés, et mettent la main dessus au moment favorable. Lorsque les débris sont rassemblés sur un seul point, les agents les préservent, non sans peine; mais quand un coup de vent les fait rouler à plusieurs kilomètres de distance, le respect qu'on accordait, non pas à la loi, mais au gendarme ou au douanier, s'éteint dans l'espoir de l'impunité. S'il fait trop clair, de jour, pour enlever l'épave, de nuit, il en sera autrement. On voit alors descendre en rampant de la falaise des formes noires qui glissent sur la grève, chargent un fardeau sur leurs épaules et disparaissent dans les sables.
Pour la loi, pour vous, pour moi, pour tout le monde, c'est un vol; pour le côtier, c'est la rafle, c'est le cadeau de la mer.
Et voyez maintenant la bizarrerie: cet homme qui pille froidement le navire en débris accourra au signal de détresse du navire en danger, ira, en canot ou à la nage, lui porter une amarre, à travers une mer effroyable; sera rejeté à la côte, meurtri ou avec son canot chaviré, repartira une seconde, une troisième fois, malgré sa femme qui le retient, ses amis qui reculent; finira par sauver, non pas le navire, dont il s'occupe peu, mais un équipage épuisé qui attend la mort si un prompt secours n'arrive pas.
Est-ce par intérêt qu'il fait cela? Non. Ceux qui ont vu de près la mer du détroit dans ses heures de rage savent qu'on ne la brave pas ainsi pour de l'argent; on s'attaque à elle par un sentiment irréfléchi qui fait oublier le danger, devant le danger plus terrible encore que courent les malheureux au désespoir; on risque sa vie pour le matelot, parce que l'on a des parents, des amis qui sont sur mer et qui peuvent avoir besoin d'un secours pareil, parce qu'on veut donner à la côte natale une réputation d'honneur; enfin parce que l'on a quelque chose qui bat dans la poitrine.
Le riverain du détroit n'est pas, comme on le voit, un citoyen parfait, mais c'est un homme actif, hardi, peu embarrassé de ses mains et de son esprit. Il ne dépare pas la côte pittoresque et un peu sauvage où il est né; il la trouve à son goût, il l'aime et saurait la défendre? Quand les coups de canons des Anglais qui s'exercent dans les dunes retentissent à ses oreilles, il dit philosophiquement:
- Use ta poudre, va! tu ne fais pas peur aux côtiers!

                                                                                                                                   (Gazette des campagnes)

L'Illustré pour Tous, choix de bonnes lectures, 17 mai 1885.

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