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lundi 18 août 2014

La maison des milliards.

La maison des milliards.


Il est à Paris une maison, modeste d'apparence, d'un aspect triste et banal de prison, mais admirablement agencée et formidablement gardée, où restent entassés toute l'année 2 milliards en pièces d'or, et où, dans les douze mois du calendrier, 100 autres milliards passent et repassent dans les mains d'employés de tous genres.
C'est l'hôtel de la Banque de France, rue de la Vrillière.



Elle est le centre d'opérations commerciales venues du monde entier, de transactions innombrables qui permettent l'accomplissement des plus grands travaux. Parmi tous ceux qui y ont affaire, chaque jour, il n'est personne qui n'ait en elle une absolue confiance. Le crédit de cette maison est, en effet, illimité, sa réputation à l'abri de toutes les inquiétudes. Elle a vu s'écrouler des trônes, elle a assisté à l'anéantissement du crédit public, à la disparition des espèces métalliques. Rien n'a pu paralyser son action. Elle a su faire face à tout par le seul prestige des billets bleus qu'elle a le privilège d'émettre. Par elle on sait, dans l'univers entier, que la France est riche.

Le triomphe de l'ordre.

Chaque jour, à quelque heure que ce soit, la Banque peut rendre compte de sa gestion, dire à un centime près quelle somme elle a en circulation, quelle somme elle a en caisse, tant à Paris que dans ses succursales. Tout marche, dans cette maison, avec une infaillible régularité. Il n'est pas une erreur qui, automatiquement, pour ainsi dire, ne soit relevée.
Aucune de ses opérations, en effet, si minime soit-elle, ne peut être faite par un seul employé. Toutes les écritures sans exception exigent le contrôle de plusieurs agents. Cette série de formalités constitue une surveillance mutuelle de tous les instants.
Comment ce continuel va-et-vient de sommes fantastiques bien fait pour tenter la cupidité humaine, peut-il s'opérer sans encombre et sans accroc? Quelle garde donne-t-on à ces piles d'or en voyage et à ces trésors entassés?

Cent milliards sous la garde de vieux soldats.

Les opérations de la Banque sont multiples. L'argent y rentre par versements volontaires de comptes courants ou de dépôts, pat l'encaissement quotidien des effets arrivés à échéance qu'elle est chargée de recouvrer, par le remboursement des sommes qu'elle avance.
La plus forte récolte de l'année a été celle du 31 octobre 1895, qui s'est élevée à la somme de 138.393.809 francs en 225.452 effets répartis en 75.105 domiciles.
L'argent en sort par l'escompte des effets de commerce, le paiement des arrérages et des chèques, les comptes courants, les avances, les affaires proprement dites.
On s'explique l'activité qui règne dans cette maison et vous saisit dès le seuil. Les cours, les escaliers, les couloirs ne désemplissent pas. On ne voit que des gens pressés.
A chaque porte des plantons en tenue bleu clair répondent aux questions, renseignent sur les innombrables détours de ce dédale. 



Les jours d'échéance, les 5, 10, 15, 20, 25, 30 et 31, des invalides leur sont adjoints, prêtés moyennant 2,50 fr. par le gouvernement militaire de Paris. Toutes les classes de la société sont représentées là, depuis le capitaliste qui vient toucher ses dividendes jusqu'au pauvre petit ouvrier qui vient payer un effet. De nombreux agents de la Sûreté se mêlent à cette foule, empêchant les vols trop faciles.




Une maison bien gardée.- L'aventure de M. Bouron.

Un agitateur célèbre, montrant du doigt la Banque de France, a dit: "C'est là qu'il faut faire la prochaine révolution."
Ce ne serait pas si facile. D'abord, peut être bien que, comme le fit M. de Plœur sous la Commune, le gouverneur armerait de fusils ses employés et soutiendrait un siège en règle, en attendant les secours. Ensuite, la disposition même des caisses où se font les opérations quotidiennes et des caves, où est en réserve, en or et en argent, la somme fantastique représentée par les billets mis en circulation par la Banque, opposerait la plus invincible des résistances aux émeutiers.
Toutes les caisses, aujourd'hui, sont à l'abri des moindres tentatives. Groupées, elles évitent aux caissiers de promener l'argent. En 1837, l'un d'eux, M. Bouron, ayant en main un carton qui contenait 1.100.000 francs et obligé alors de traverser une cour, fut attaqué par des voleurs. 


Aujourd'hui les caissiers ne passent que par des salles intérieures et sont toujours escortés par un solide garçon.
Dans la galerie des recettes, spécialement pittoresque, c'est en des petites cases grillagées que 211 employés reçoivent l'argent des traites impayées à l'échéance.


Comment débarque un million.

C'est un spectacle qui nous étonne et nous remplit d'un religieux respect que l'arrivée et le départ de ces sommes énormes dont est coutumière la Banque de France. Un million, par exemple, est envoyé en numéraire par la Compagnie de l'Est pour être porté à son compte.. Ce million est réparti en sacs de 500 et de 1.000 francs. Le poids de chacun des sacs est immédiatement vérifié, son contenu vidé et les pièces examinées. Cet examen est minutieux, impitoyable pour la monnaie tant soit peu tarée, tout de suite rendue. Personne au monde d'étranger n'assiste à ce débarquement. Les sacs passent méthodiquement de main en main, des employés de la Compagnie à ceux de la Banque, et la voiture qui les contient est déchargée à quelques pas de la caisse même qui les prend.

Du papier à 500.000 francs la livre.

Un comptoir est spécial à l'arrivée des grosses sommes en billets. Un employé les reçoit. Un autre en vérifie la nature. C'est peu de chose qu'un million en billets de banque, à peine un in-octavo qui pèserait 1.600 grammes. Les billets sont rangés par liasses de cent. A chaque paquet est épinglée une fiche portant le nom des employés qui le comptèrent et le vérifièrent.
Une papeterie spéciale confectionne le papier destinés aux billets de banque, et des ateliers spéciaux se chargent de l'impression et de la gravure. Chaque billet est numéroté à l'aide d'un alphabet, de façon à posséder un véritable état civil: il ne peut y avoir deux billets absolument identiques.

Le record de la vitesse dans l'art de compter les billets de banque.

Certains soirs d'échéance, il n'est pas rare que chacun de ces employés voit passer entre ses mains une somme équivalente au budget d'un pays d'Europe. Celui-ci encaisse 3 millions en or, celui-là 500.000 francs en pièces de cent sous, cet autre 102 millions en billets. L'un d'eux est connu pour détenir un record qui nous laisse rêveurs: en une soirée, il arrive à recevoir et à compter 19.000 billets.

Deux cents millions sur une table.

Un garçon de la caisse principale vient prendre les fonds par une ouverture pratiquée dans le mur. Elle est curieuse à visiter cette caisse principale où l'on manie les billets de banque avec autant d'indifférence qu'un pâtissier ses petits pâtés. Il y a des jours d'échéance où, sur les grandes tables, sont alignés près de 200 millions apportés dans la journée. Les billets sont de nouveau vérifiés et enfermés dans une grande armoire de fer. Les espèces sont emportées dans la salle de triage et revérifiées. Alors, suivant les besoins du service, ces sommes sont descendues dans les caves.

Deux milliards au fond d'une cave.

Elles sont légendaires, ces caves. Leur nom évoque des souvenirs des Mille et une Nuits, d'étincelantes visions de lingots d'or.
En réalité, leur aspect est morne, banal. Les deux milliards environ que représentent en valeur monnayée, la valeur des billets de banque mis en circulation, reposent dans de grands sacs gris ficelés et scellés, par 10.000 francs, comme des bûches amoncelées.
Ces souterrains s'étendent sur un emplacement de 420 mètres. On y accède par un escalier, en vrille, de 43 marches, si étroit que deux personnes ne peuvent passer de front. Il est tout en pierres de taille assemblées au ciment romain, défiant le pic et la pioche. Au bout de cet escalier, quatre doubles portes en fer sont munies chacune de trois serrures d'un machiavélique secret.
L'une des clés est entre les mains du gouverneur, l'autre dans celles du caissier principal, la troisième en possession d'un censeur. Pour pénétrer, il faut donc le concours de ces trois personnes. A la moindre atteinte d'une fausse clé dans la serrure, une sonnerie électrique retentit au rez-de-chaussée de la Banque, chez les surveillants, indiquant s'il y a un voleur dans telle cave.

L'enlisement sauveur.

L'incendie lui-même ne pourrait atteindre ces caves, qui automatiquement, se rempliraient de sable. Autrefois, c'était l'eau qui devait les envahir; mais elle pouvait pénétrer lentement dans les caisses et faire des dégâts. On lui a préféré le sable.
Nul étranger, sous aucun prétexte, n'est admis à pénétrer dans ces caves. Un détournement ne pourrait donc être commis que par un des employés qui y entrent pour le service, et leur visite est toujours entourée d'un monde de formalités. Le contrôleur central et le caissier principal doivent être présents. Un procès-verbal est dressé. Des inventaires sont faits fréquemment.

Le vol mystérieux de deux cent mille francs.

Il faudrait donc, pour voler, une audace et une habileté qui dépassent l'imagination. L'année dernière, pourtant, pour la première fois, la chose arriva. On vola dix sacs contenant chacun 20.000 francs. On ne put arriver à établir comment ce vol audacieux avait pu se faire.
Les caves, fermées à triple serrure et qui semblent, par ce fait, inaccessibles à toute tentative, ont un point faible, malheureusement; c'est qu'elles sont toutes ouvertes à leur hauteur et qu'entre le plafond voûté et l'extrémité de l'alvéole, il y a la place pour retirer une sacoche. 



Qu'est-il advenu alors? Hypothétiquement parlant, les malfaiteurs, profitant de l'ombre, se sont hissés sur les sacs, ont pu atteindre la dernière sacoche qu'à l'aide d'un coutelas ils ont éventrée, en ont extrait les dix sacs de 20.000 francs chacun qu'ils se sont répartis. Admettons que les voleurs fussent au nombre de cinq; ils ont pris deux sacs chacun qu'ils ont enfouis dans différentes poches. Mais comment sont-ils entrés? Comment sont-ils sortis? C'est là un problème que toute l'habileté des policiers n'a jamais pu résoudre.

Le coup de l'égoutier.

La Banque d'Angleterre, qui se garde à peu près de la même façon que la nôtre, fut autrefois victime d'une assez humiliante aventure. Un individu, un égoutier, véritable Rocambole, vint trouver les régents et leur dit: "Fermez vos portes, mettez-y des gardiens, je me fais fort de m'introduire dans vos caves sans que vous vous doutiez comment." On pensait avoir affaire à un fou. On fit néanmoins l'expérience et on trouva notre homme installé au milieu des sacs. Il refusa d'indiquer son truc. On lui fit une forte pension pour qu'il ne le dévoilât pas, et il mourut en emportant le secret.

Surcroît de précautions.

Depuis le vol mystérieux de l'an dernier, autour duquel un silence profond s'est fait tout d'un coup, on a remplacé les vieilles lampes par de puissantes lampes électriques installées aux voûtes et éclairant le sous-sol comme en plein jour. Les casiers ont également été revêtus d'une forte toiture de fer.
Une compagnie d'infanterie, un poste permanent de pompiers et de nombreux garçons coopèrent, la nuit, à la garde de la Banque. D'heure en heure des rondes sont faites et des coups de sonnettes réciproques préviennent, de bureau en bureau, que tout va bien. Et en cas d'incendie, il y a dans chaque salle des pompes toutes prêtes, des haches appendues aux murailles; des conduites d'eau rampent le long des poteaux de pierre. Car, il n'y a pas seulement, dans les souterrains de la Banque de France, 2 milliards en or à garder; il y a encore, dans la Serre, vaste salle entièrement bâtie en pierre et en fer, pour plusieurs millions de bijoux et de diamants; des lingots d'or et des monnaies étrangères sur lesquels la Banque fait des avances (minimum 10.000 francs); les dépôts libres, près de cinq milliards, et les millions de titres appartenant aux déposants.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 26 avril 1903.





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