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mercredi 11 juin 2014

Les œufs de dinde.

Les œufs de dinde.

Non seulement Frémisson ne possédait aucun bon sentiment, mais il avait aussi une vieille tante, rigide, austère, pincée, Mlle Bonenfant, qu'il avait pris en grippe.
Il passait son temps à trouver les fumisteries les plus compliquées pour la faire mourir de chagrin.
C'est ainsi que pendant plus d'un mois, il avait régulièrement envoyé à son domicile des paquets soigneusement ficelés et portant cette inscription:
Savon acheté par Mlle Bonenfant. Avis important: le marchand prévient que cela ne se mange pas.
Puis il était allé de sa part, plus de cinquante jours de suite, commander un bain, toujours dans des établissements différents.
Naturellement la vieille fille avait repoussé ces bains avec indignation et, peu à peu, acquis dans son quartier une renommée de saleté extraordinaire.
Mais c'est dimanche dernier que la mesure a été comblée.
A dix heures du matin, elle recevait une boite de bonbons dans laquelle il y avait un papier portant ces mots:

" Ceci est mon testament.
Certaine de mourir dans l'année, je lègue mon âme à Dieu, mon corps à la Faculté de médecine, et toute ma fortune à mon cher neveu Frémisson.
                         "Signé: Anaïs Bonenfant.

La pauvre tante s'évanouit de colère. Un coup de sonnette la fit revenir à elle.
C'était un commissionnaire, lequel lui remit un œuf de dinde, tout biscornu, portant cette mention écrite à l'encre sur la coquille:
Oeuf pondu par Mlle Bonenfant, et offert par elle à sa bonne amie Mme D.
Une lettre furieuse de Mme D. accompagnait cet étrange cadeau reçu le matin.
La même scène se renouvela vingt fois dans la journée. A chaque instant arrivaient des œufs tous plus drôlement constitués les uns que les autres, et portant une inscription semblable à celle du premier.
Seul le nom du destinataire variait.
A six heures, Mlle Bonenfant était prise d'un accès de fièvre chaude. A sept heure, au vingt- quatrième œuf, elle devenait complètement folle et se mettait à sautiller dans sa chambre en poussant des gloussements.



A huit heures, on l'emmenait au poste, et, par la même occasion, on arrêtait Frémisson qui avait tout raconté à la concierge et qui se tordait de rire dans l'escalier.
Il est au Dépôt. Espérons qu'il n'en sortira que pour passer devant la justice de son pays.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 juin 1903.

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