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jeudi 17 octobre 2013

Un roi français dans l'Indo-Chine.

Un roi français dans l'Indo-Chine.


Il y a de ces faits qui déconcertent tout calcul: tandis que nous mettons à l'épreuve les plus précieuses qualités de nos soldats, et que nous dépensons tant d'argent pour conquérir et pacifier le Tonkin, que d'autre part nous employons toutes les subtilités de la politique pour annexer le Cambodge à la Cochinchine française à la faveur d'un protectorat déguisé, de vastes territoires sont réunis sans beaucoup de peine en un Etat, par un aventurier heureux, et pour que l'enseignement soit plus frappant, c'est précisément dans l'espace laissé libre au nord et à l'ouest de nos possessions de l'Indo-Chine que se produit cet événement fortuit.
La région intérieure de la péninsule de l'Extrème-Orient où nous dominons par nos armes, nos traités, et maintenant par cet auxiliaire inattendu, est habitée par des peuplades sauvages assez distinctes l'une de l'autre, mais qui ont reçu des Annamites le nom génériques de Moïs.
Mais quel est ce souverain nouveau dont les faits et gestes s'imposent à notre attention ? L'histoire de sa vie serait assez difficile à retracer, si son frère lui-même, ne nous y aidait par des indications très précises.
Marie de Mayrena, actuellement Marie 1er, roi des Sédangs, a eu une existence des plus accidentée. Après avoir servi dans les dragons et les carabiniers, il prit part à l'expédition de Cochinchine de 1861, incorporé dans les spahis du Sénégal, "s'illustra par des faits d'armes dignes des chevaliers de la Table ronde. Un jour, Marie 1er entra, lui cinquième, nous dit son biographe autorisé, en faisant franchir à son cheval un fossé et une palissade de bambous, dans un fort défendu par quatre cents Annamites. Ceux-ci, surpris de voir les "Diables rouges", comme ils les appelaient, tomber du ciel, jetèrent leurs armes et se rendirent à discrétion."
De retour en France, le futur souverain des Sédangs se maria. Pendant la dernière guerre, il servit en qualité de capitaine d'état-major auxiliaire dans l'armée de la Loire. Blessé et cité à l'ordre de l'armée, il reçut la croix de la Légion d'honneur.
C'est après la guerre que commence pour cet officier distingué une vie des plus agitées; il cherchait sa voie et, successivement, il devint ostréiculteur, éleveur, journaliste, "s'occupa de vingt affaires sans en réussir aucune". En 1883, il partit pour les colonies hollandaises de l'Inde, offrit ses services au sultan d'Atjeh en insurrection permanente, et ne le trouvant pas disposé de lui donner le commandement en chef de ses troupes, il revint en France l'année suivante.
Mais il n'abandonnait pas son projet, et après l'avoir mieux préparé, quand il en reprit l'exécution quelques mois plus tard, et que de nouveau il se rembarqua, le gouvernement hollandais ayant eu connaissance de ses agissements, présenta des observations par voie diplomatique. Marie de Mayrena se vit barrer la route, et se rejeta sur l'Indo-Chine, pensant y trouver un aliment à son activité.
Il parcourut nos possessions en Cochinchine, suivi de quelques Malais dont il parlait la langue, à la recherche des essences d'arbres qui donne la gutta-percha. Il en vit beaucoup, en effet, mais de qualité inférieure. Dans cette exploration, il s'était avancé au delà de notre colonie chez les populations sauvages échelonnées le long des deux rives du Mé-Kong. Trompé dans son attente, il dut ajouter cette déception aux précédentes; mais il avait fait une première connaissance avec les indigènes de l'intérieur de la péninsule.
Un autre mirage allait s'offrir à ses yeux: à défaut de gutta-percha, les pays peu connus qu'il avait atteint presque, recelaient des gisements aurifères; l'un deux, même, avait reçu le nom
de Pays de l'or.
Marie de Mayrena pensa qu'avec l'aide des missionnaires établis en pleine région sauvage, il réaliserait un nouveau programme plus séduisant encore que les précédents. Il se prépara donc à se mettre une nouvelle fois en route; mais il rencontra  de l'opposition de la part de gouvernement de la colonie. Justement, une société allemande venait d'envoyer des explorateurs pour le même sujet: on craignait un conflit.
La capitaine de Mayrena fit de cette rivalité une question de patriotisme, et obtint le concours de plusieurs particuliers. On le laissa enfin partir, toutefois, on ne lui donna d'autre mission officielle que de rechercher une route allant de Binh-Dinh au fleuve Mé-Kong.
Les nouveaux chercheurs d'or partirent de Saïgon le 10 mars 1888, au nombre de vingt, avec de Mayrena pour chef.
Ici se place un fait, raconté par le frère de l'entreprenant Français, et qui peint bien le caractère du futur roi.
Il faut se le représenter "très grand, les épaules larges, la figure énergique, adroit à tous les exercices du corps, maniant comme Carver le revolver et la carabine..."
En arrivant à Quinhone, dans la province de Binh-Dinh (royaume d'Annam), on voulut lui faire payer des droits pour deux barils de poudre française.
Subir une taxe pour un produit français importé dans un pays protégé par la France, lui parut excessif; il s'y refusa. La douane insista:
- Non, dit-il, d'ailleurs, c'est de la poudre mouillée qui s'est avariée dans l'arsenal de Saïgon. Je ne paierai pas.
- Qui nous le prouve ? répondit l'agent.
- Moi !
" Ce disant, Marie 1er défonce l'objet en litige, enflamme une allumette et l'approche du baril qui sauta.


Un autre aurait été tué vingt fois; il n'eut que la barbe et les cheveux roussis. Il croit en son étoile!"
Ses compagnons n'avaient pas la même fermeté d'âme. Ils s'égrenaient en route, malades et découragés, si bien que ce fut seul que M. de Mayrena franchit les montagnes qui le séparait de la terre promise.
Il arriva assez facilement jusqu'aux peuplades de Moïs; mais il y fut accueilli avec défiance. Une circonstance toute fortuite le favorisa de façon inespérée. 
Une épidémie faisait des ravages dans la population. Plusieurs indigènes, considérés comme perdus, se virent remis sur pied, grâce à une forte dose de quinine que leur fit prendre le voyageur. "On cria au miracle! le chef de la tribu, l'un des ressuscités, vint en grandes pompes, offrir le pouvoir à son sauveur, qui accepta."
Bientôt la nouvelle se répandit de proche en proche qu'un "grand sorcier blanc était arrivé, qu'il avait entre ses mains le tonnerre qui tue ( les armes à feu) et le pouvoir de rendre la vie. D'autres chefs vinrent se rallier à M. de Mayrena. La voix unanime était que le puissant voyageur demeurât dans le pays. Notre Français de demandait pas mieux; mais, pour régulariser sa position, par rapport aux Allemands, dont on annonçait la prochaine arrivée, il se fit proclamer roi de Sédangs, ce qui lui permettait de défendre son territoire contre toute entreprise étrangère.
" Reconnu par les tribus voisines, Marie 1er, dit son frère, passa des traités avec elles, et, à l'aide de ces nouveaux alliés, acheva de conquérir presque pacifiquement les territoires aurifères convoités depuis longtemps par l'Annam, le Siam et le Laos. Aucun d'eux n'avait jusqu'à présent osé s'en emparer: ils avaient peur les uns des autres. Le hardi coup de main de Maris 1er les mit d'accord et trancha la situation à notre profit."
Voilà les faits. M. de Mayrena, par son énergie, son courage, son habilité s'est montré digne du nom de Français. Il doit être loué sans restriction pour la manière dont il s'est tiré d'une entreprise quelque peu hasardeuse.
Quant aux avantages que les Etats du nouveau roi, notre compatriote, offrent à la colonisation, nous ne saurions les apprécier aussi délibérément.
Grâce au Mé-Kong et à une route facile à établir dans la direction de Tourane, port de la mer de Chine, on réussirait peut être à détourner le transit du Haut-Laos, qui actuellement, se dirige sur Bang-Kok.
M. de Lanessan, député, envoyé en mission officielle dans la presqu'île Indochinoise, a parlé du plateau des Bolovens, situé à une altitude de 1.000 mètres, comme jouissant d'un climat à peu près semblable à celui des provinces méridionales de la France; il pourrait devenir le sanatorium de nos possession de l'Extrème-Orient, sur le modèle de l'établissement que les Anglais ont crée à Darjiling, dans les premières assises de l'Himalaya, pour les employés civils et militaires du gouvernement de l'Inde.
Le frère du roi des Sédangs a fait valoir dans la presse ces considérations.
Mais si nous comprenons bien les résultats obtenus par Marie 1er, ce plateau n'est pas encore en sa possession; il borde au nord la région forestière humide et malsaine où l'ancien capitaine de l'armée de la Loire a rencontré des sujets soumis. Il y règne durant la saison des pluies, qui commencent au mois d'avril, une fièvre des bois mortelle aux Européens. L'air humide est mêlé aux exhalations qui s'élèvent des débris de végétaux décomposés par les pluies dans les forêts. Les annales des voyages dans ces régions de l'intérieur de l'Indo-Chine sont attristées, à chaque page, par la mort d'un explorateur ou d'un missionnaire.
Le pays des Sédangs, ou Cedans, dont Marie 1er a fait le centre de ses Etats, confine au sud-est au pays des Bannars et des Giaraïs, au sud à celui des Reungaos et des Halangs. Les Stiengs ont aussi une importance numérique.
Les habitants de ces divers pays diffèrent physiquement des Annamites et des Chinois: ils ne se ressemblent pas non plus au Laotien, ni au Cambodgien. Sédangs, Stiengs, Bannars, Reungaos, Halangs et Giaraïs semblent avoir une même origine.
Leurs traits physiques leur donne un air de famille. Ils sont de moyenne taille, avec un teint brun plus foncé que le teint des Annamites, moins noir que celui des Indous. Leur front large et bas est encadré de cheveux très longs. Leur face arrondie n'a pas de pommettes trop saillantes, les yeux sont horizontaux, la bouche grande, l'expression du visage est douce et triste. Ils n'ont guère pour tout vêtement qu'une pièce d'étoffe roulée autour des reins.
De même que la physionomie, les coutumes et les croyances sont à peu près les mêmes parmi eux. Quant aux idiomes, quoique bien différents d'une tribu à l'autre, ils ont pourtant un grand cercle de mots qui leur sont communs.
Les Sédangs sont tout un peuple de forgerons; leur montagne abondent en mines de fer. Plus de soixante-dix villages, quand les travaux des champs sont finis, s'occupent d'extraire le minerai, le coulent, le forgent et le livrent au commerce sous la forme de haches, de pioches, de serpes, de couteaux, de lances et de sabres. Les Bannars et les Giaraïs tissent des toiles; celles de ces derniers sont plus fines et enjolivées de dessins. Toutes ces tribus font un peu de commerce, chacune d'elle a sa branche particulière d'exploitation: "le Halang, dit M. Combes, donne quelques paillettes d'or aux Laotiens qui lui amènent des buffles; le Giaraï, le Reungao et le Sédang spéculent sur la vente d'un nombre assez considérable d'esclaves, sur le commerce des tam-tams et des jarres, dont quelques unes s'élèvent au prix de plusieurs buffles et même de plusieurs esclaves."
Du reste, il est peu de sauvage qui fassent fortune dans tous ces trafics; on en voit au contraire beaucoup s'endetter outre mesure et finir par tomber en servitude. Les Sédangs, qui forgent, ont un gain plus sûr dans les produits de leurs mines, et les Bannâms du Nord s'enrichissent avec leur cannelle de première qualité, qu'ils échangent contre les marchandises des Annamites du Quang-Ngaï. Les Cochinchinois tirent aussi de ces contrées des éléphants, de l'ivoire, des corne de rhinocéros, du coton, du miel et beaucoup de cire.
Marie 1er a été élu roi le 1er juin 1888, et, deux jours après, il donnait à son peuple une Constitution en treize articles. Les indigènes y ont depuis ajouté "de leur plein gré" un quatorzième article par lequel leur souverain est reconnu comme maître absolu des territoires, ayant la faculté d'en disposer librement. Cet article est assez clair, émanant d'un peuple à peine arrivé à la vie politique; il réclame le protectorat d'une puissance et cette puissance n'est-elle pas suffisamment désignée: c'est évidemment la France.
Reste à savoir si cet appel sera entendu.

                                                                                                       Constant Améro.

Journal des Voyages, dimanche 10 mars 1889.

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