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mardi 29 octobre 2013

La bonne chère de jadis.

La bonne chère de jadis.

Les médecins, les physiologistes et les hygiénistes d'aujourd'hui disent volontiers que, d'une façon générale, on mange trop, deux ou trois fois plus que ne réclame l'organisme, étant donner que nous assimilons mal la plupart des choses que nous mangeons en grande quantité. Et pourtant, nos appétits et nos habitudes culinaires et gastronomiques sont bien modestes à côté de ceux des siècles passés.
Un volume récent intitulé "La longévité à travers les âges", dû au Dr M. A. Legrand, a rassemblé à ce sujet des renseignements très curieux. Notre auteur a commencé par rappeler les quantités formidables de matières alimentaires qu'engloutissait très certainement l'homme préhistorique: si l'on en juge par quelques amas de débris retrouvés dans les gisements des époques géologiques, dans les cavernes habitées jadis par cet homme préhistorique. Il est vrai que les jours de famine venaient trop souvent compenser les jours de bombance. Aussi bien, à l'heure actuelle, les nègres qui réussissent à s'emparer d'un éléphant, les Esquimaux qui parviennent à pêcher quelque proie volumineuse, s'en donnent immédiatement, nous ne dirons pas à cœur joie, mais à plein estomac. Si nous relisions Homère, dans lequel on trouve tant de renseignements sur la vie des anciens temps, on verrait Ulysse reçu par Eumène et convié à un repas, dans lequel on lui sert un porc tout entier comme menu. A cette époque, il n'est pas rare de voir cinq ou six convives se partager un bœuf.
Ce sont des mœurs que nous retrouvons quelque peu chez les chameliers arabes du Désert, qui, en un seul repas et même sans être fort nombreux feront disparaître entièrement les restes d'un chameau mis à mort pour cause de blessures. Le festin de Trimalcion, les fameuses noces de Gamache sont des peintures absolument fidèles de ce que M. Legrand appelle avec raison des abominations gastronomiques.
Dans les banquets des manoirs féodaux, on consommait d'énormes quartiers de bœufs, des sangliers, des chevreuils entiers, de gigantesques poissons entourés de pâtisserie massives. Tout cela se mangeait fort salement: il n'y avait point de nappe, point de fourchettes; on se servait des doigts et on s'empiffrait, si l'on nous passe le mot. Bien entendu, on buvait à proportion, à rendre l'âme, peut-on dire sans exagération; car, à la suite de tel ou tel repas gargantuesque, on voyait assez souvent des gens mourir de congestion. Le célèbre et redoutable Attila mangea tant le jour de ses noces, lorsqu'il se remaria, qu'il mourut de congestion cérébrale dans la nuit. Ce fut le cas également au douzième siècle, quand Henri 1er d'Angleterre mourut aux environ d'Elbeuf pour avoir fait trop honneur à un plat de savoureuses lamproies. Henri VIII, qui passait à table la plus grande partie de son temps, mourut également à la suite d'une dernière orgie. L'appétit de Gargantua, imaginé pas Rabelais, était en réalité pris sur le vif.
Comme curiosité en ces matières, nous pouvons rappeler le menu d'un repas (menu qui a été reconstitué par un historien spécialiste, M. Meillon), ce repas ayant été pris par Jeanne d'Albret, mère d'Henri IV aux Eaux-Chaudes, en compagnie de ses deux enfants et de neuf autres personnes, et en 1571. Que l'on note bien qu'il s'agissait d'un festin sans cérémonie et sans apparat que l'on servit à ces douze convives. Le menu était composé d'un potage à la Vierge, de boudins, de saucisses grillées, de deux sortes de petit pâtés, d'une omelette, d'une pièce de bœuf, de côtelettes de mouton, de riz de veau, d'une compote de pigeons, d'une tourte de lapin, d'une salade, de perdreaux rôtis, de gélinottes rôties, d'un chapon rôti, de choux-fleurs au beurre, d'une crème au café, de fruits, de compote, de noix, etc...
Bien après le Moyen Age, sous Louis XIII et Louis XIV, les goinfreries sont encore à l'ordre du jour quotidien. Les repas comptent normalement de cinq à dix services, parfois plus de cent plats; et le Grand Roi absorbe régulièrement quatre potages, trois ou quatre plats à chaque service, dont un poulet ou un faisan entier. Il goûte tous les entremets; ce qui n'empêche qu'il lui faut, pour la nuit, un en-cas de volaille et de viandes diverses. Bien entendu, dans les grands repas, le nombre de plats est autrement élevé, puisque, lors du mariage de la princesse de Condé, par exemple, on vit défiler trois services de 160 plats chacun. Vers la même époque, M. de La Verpillière reçoit cent invités: il leur fait servir douze moutons, un veau et demi, cent livres de bœuf et cinquante volailles.
On comprend que, dans de pareilles conditions d'alimentation, on eût souvent besoin de ces médecins et de ces médications que Molière a rendu célèbres.
Dans son livre fort intéressant, le Dr. Legrand donne bien d'autres détails sur ce sujet; les quelques indications que nous avons fournies grâce à lui permettent déjà de juger que la sobriété n'était guère pratiquée par nos pères, chaque fois qu'ils avaient de quoi se procurer une chère abondante et savoureuse.

                                                                                                       Pierre de Mériel.

Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.

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