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vendredi 25 octobre 2013

En Australie.

Scènes de la vie des squatters.


Les colons australiens qui vont s'établir dans l'intérieur des terres, s'exposent avec leurs familles à bien des hasards. Ils se mettent, en quelque sorte, à la discrétion d'une population indigène, farouche dans tout le continent austral, féroce et même cannibale dans certaines parties de la terre des kangourous, dans le Queensland, par exemple et surtout au détroit de Torrés.
Les sauvages noirs refoulés vers les solitudes du centre, prennent souvent de terribles revanches contre ces hommes blancs qui ont envahit leur sol, et qui les ménagent si peu quand ils sont en force. On doit s'estimer heureux, lorsqu'ils se bornent à enlever le bétail. Alors les squatters voisins du colon volé, montent à cheval, armés de leurs grands fouets, ces " stockwhips" que les noirs redoutent plus qu'une arme dangereuse, et, quand ils peuvent atteindre les pillards à l'endroit où ils se sont arrêtés, dans leur impatience de satisfaire leur faim, les squatters les chargent au galop de leur monture, et labourent de leur fouets ces peaux couleur de suie, tendues sur des flancs osseux. Les sauvages abandonnent leur festin; quelques uns sont tués: c'est pour servir de leçon aux autres.
Mais ce qui est particulièrement redoutable pour un squatter, c'est l'attaque, pendant la nuit, de la maison d'exploitation rurale qu'il a édifié pour lui et les siens, au plus avant du "buisson", à la limite du monde sauvage.
Cette limite, en certaines zones plus récemment colonisées, est fort proche du littoral. Il en est ainsi dans le Queensland.
La Terre de la Reine (Quenn's land) , formée en 1859 seulement en colonie distincte détachée de la Nouvelle-Galles du Sud, a pour capitale Brisbane. La colonie nouvelle, qui n'avait en tout que 25.000 habitants au moment où elle reçut cette organisation indépendante, compte aujourd'hui plus de 40.000 âmes dans sa capitale. Elle y possède un musée où l'on a réuni des armes, des ustensiles, des produits naturels, provenant des grandes terres baignées par la mer de corail: la Nouvelle-guinée, la Nouvelle-Bretagne, la Nouvelle-Irlande, les îles Salomon.
M. Edmond Cotteau, qui a visité cette collection en 1884, y a vu, entre autres objets réunis là à titre de curiosité, une caisse à eau, à laquelle se rattache le souvenir d'un drame poignant qui s'était passé aux environs de Cooktown, deux ans auparavant.
Une dame anglaise, sa fille, et un domestique chinois de leur maison, pour échapper à la férocité des indigènes australiens qui avaient attaqué leur habitation et tué ses défenseurs, s'étaient servis de cette caisse à eau, transformée en une embarcation d'un nouveau genre, pour se mettre hors d'atteinte. Malheureusement, leur tentative avait eu une déplorable fin.
Cette Anglaise était la femme d'un squatter établi sur la rivière Endeavour, non loin des mines d'or situées dans l'intérieur, à l'ouest du mont Cook. L'exploitation comptait, en outre de John Burton, de sa femme et de leur fille, un Irlandais, chef des travaux, trois laboureurs et gardiens de bestiaux, dont un Danois, et trois domestiques chinois: faisant la cuisine, lavant le linge, etc..., à défaut de servante. Il y a plus de cinq cent Chinois à Cooktown, toujours prêts à servir comme "bonne à tout faire".
Au milieu de la nuit, un des domestiques donna l'éveil: une bande de ces sauvages noirs, réfractaires à toute civilisation, et que les colons se plaisent à traquer comme des bêtes fauves, avait envahi l'habitation. Ils se tenaient immobiles, accroupis, concertant sans doute à voix basse leur plan d'attaque; mais leur forte odeur les dénonça. Le Chinois, les siens pourtant ne sentent guère bon!, fut choqué de la fétidité répandue par les aborigènes, et que M. Roger de Beauvoir a comparé à une odeur d'abattoir en été, quelque chose comme le voisinage d'une boyauderie. 
Le Chinois alla réveiller son maître. Cela ne se fit pas sans un peu de bruit.
Ainsi surpris, les Australiens se levèrent, sortirent de leur cachette, noirs comme la nuit. Les uns brandissaient une sorte de javelot long comme une pique, d'autre traînaient un casse-tête énorme. Ils poussèrent leur cri de ralliement, ce cri qui, aux heures nocturnes, jette l'effroi parmi les colons dans les établissements isolés:
 - Cou-hou-hou-i!
Et ils se mirent, en gesticulant, à tourner autour de l'habitation, cherchant par où ils entreraient avec le moins de difficulté. A la lueur des flambeaux qui parurent aux fenêtres, on les voyait s'agiter. Complètement nus, leurs barbes et leurs cheveux embroussaillés, leurs membres amaigris prenant des proportions démesurées. Dans leur face fuligineuse, luisaient des yeux effrayants, tout striés de sang, et leurs grandes dents blanches de cannibales mâchaient des paroles menaçantes à l'adresse de leurs ennemis. Quelques-uns, pour se rendre plus effrayants, avalaient la moitié de leur barbe.
La carabine du squatter se fit entendre promptement. Tout le personnel de l'établissement s'arma, et la fusillade retentit. Chaque sauvage, atteint d'une balle, sautait en l'air avant de toucher le sol. Il en tombait beaucoup, mais les assaillants ne diminuaient guère; de toute part, il en sortait qui venaient prendre la place des guerriers mis hors de combat.
Bien que fort habiles à lancer leur longue pique, habiles à ce point qu'il atteignaient une pierre lancée en l'air, ces Australiens préféraient engager une lutte corps à corps, sachant bien que, le nombre aidant, ils finiraient par avoir le dessus. Et ils s'étaient rués en masse contre une des façades de l'habitation, enfonçant les portes à coup de casse-tête, escaladant les fenêtres, sans compter leurs morts.
En ce moment, un des Chinois, parvenu jusqu'à la maîtresse du logis, lui transmit de la part de son mari l'injonction de fuir, elle et sa fille, tandis que toute retraite n'était pas encore fermée. Il avait des ordres pour les conduire en lieu sûr. Au bord de la rivière, à moins de cent mètres, se trouvait un bateau amarré. Justement, on s'en était servi ce jour là pour ramener de Cooktown, en la remorquant, une grande caisse à eau destinée à l'établissement agricole, et que l'on devait mettre en place le lendemain. Grâce à ce bateau, il serait possible de descendre l'Endeavour jusqu'à la ville, où l'on réclamerait du secours pour les assiégés.
Mistress Burton se laissa persuader; elle entraîna sa fille à moitié morte de frayeur, bien qu’endurcie déjà par la rude vie des colons australiens. Le Chinois dirigeait leurs pas. Ils arrivent au bord de la rivière: le bateau ne s'y trouve plus, enlevé sans doute par les cannibales; mais la caisse à eau était là. Quel parti prendre? Mistress Burton fit cacher sa fille au fond de la caisse et s'y blottit elle-même: elle attendraient les événements. Le Chinois sortit un couteau, et mistress Burton crut que c'était pour les défendre.
Du côté de l'habitation, les assaillants menaient grand bruit; leurs cris pour s'encourager se mêlaient aux plaintes des blessés, de véritables aboiements de chiens fouettés. La fusillade crépitait. Plus d'une balle passa près du trio consterné, avec un bourdonnement de grosse mouche. Toutefois, le feu des colons se ralentissait sensiblement, changeait de place; les clameurs des sauvages devenaient des cris de joie. Le squatter était-il vaincu? abandonnait-il son établissement? Était-il mort ou vivant?
C'est ce que se demandait la pauvre mistress Burton...Soudain, l'hésitation de son domestique prit fin. Il sauta sur le rebord de la caisse à eau...et coupa la corde qui la retenait au piquet.
La caisse gagna le milieu de la rivière, pas trop surchargées par le poids des trois fugitifs. Puisque le bateau manquait, on aborderait ainsi à Cooktown, située à l'embouchure de l'Endeavour; on serait sauvé et l'on répandrait la nouvelle de l'attaque des indigènes.
La navigation était rapide, la rivière ayant subie une crue. Le Chinois semblait avoir eu une bonne inspiration; mais l'événement lui donna tort. Cooktown, fondée en 1873, et destinée à devenir l'un des ports les plus importants du Queensland, est bâtie au pied de plusieurs collines, près de l'Endeavour; mais sa population n'allait pas alors à deux mille habitants. Partant, peu de mouvement de nuit. De plus, ceci se passait au mois de juillet qui, dans l'hémisphère austral, correspond à notre mois de janvier. Bref, les infortunés entraînés par le courant, eurent beau appeler dès qu'ils se trouvèrent en vue des maisons: personne ne bougea.
Mais leurs cris de détresse furent cependant entendus, et lorsque trois mois plus tard, on découvrit la caisse à eau sur le sable d'une île déserte, à quarante mille de là, on eut la révélation de tout un horrible drame, en partie reconstitué par ce qu'on savait déjà sur le pillage et l'incendie de l'établissement du squatter anglais, sa mort et celle de ses serviteurs; la pauvre mistress Burton, sa fille et le Chinois n'avaient échappé au massacre que pour aller s'échouer sur une rive inhospitalière, récif de corail n'offrant aucune ressource et sur laquelle, ils moururent de faim.
Mais comment n'avaient-ils pas sombré vingt fois en pleine mer?
Nous disons que les deux Anglaises et leur domestique avaient en vain échappé à la dent des cannibales, car le nord de l'Australie orientale, malgré son beau nom de Terre de la Reine, est un des derniers refuges de l'anthropophagie sur le continent.
En assistant aux merveilles de l'activité humaine sur le littoral australien, à ces créations de villes qui en quelques années rivalisent avec les cités de l'ancien monde, sont éclairées au gaz, possèdent des théâtres, des musées, des journaux, on ne croirait jamais qu'en dehors de la zone maritime la vie sauvage persiste à se développer parallèlement à la civilisation.
Bien plus: entre ces ports largement ouverts sur le grand Océan, il y a encore des rivages où tout navire qui ferait naufrage aurait son équipage massacré.
Et cependant, sans cesse, des steamers font escale tout le long des côtes du Queensland. Ils amènent par centaine des colons, ils amènent des compagnies de jeunes filles, des Anglaises, des Irlandaises, des Danoises, des Allemandes, destinées à fournit à la colonisation l'élément féminin qui lui manque. Ils doublent le cap York, le cap Bedford et ils déposent les émigrants et les émigrantes à Cooktown; le lendemain, c'est à Townsville; deux jours après, c'est à Bowen, ou Port-Denison, ce Bowen qui, lorsque M. de Beauvoir y passa naguère, se trouvait toute en émoi parce que deux marins naufragés avaient été capturés par les indigènes sur une grève voisine: quand on était arrivé à leur secours, la tribu, après un partage équitable, les dévorait à belles dents. Un jour de marche encore, et le steamer jette l'ancre à l'embouchure de la rivière Fitzroy, pour ravitailler de jeunes hommes et de jeunes femmes, Rockhampton qui se trouve sur le cours de dette rivière à quelques lieues. Enfin, Brisbane reçoit son lot, et ce n'est pas le plus petit.
Et comme la superficie du Queensland est trois fois et demi celle de la France, la plupart de ces villes maritimes sont des têtes de ligne de chemins de fer, qui se hasardent avec plus ou moins de hardiesse dans les grands bois d'eucalyptus, de pins et d'araucarias, où les nids de fourmis en terre rougeâtre forment des monticules en pain de sucre de trois et quatre mètres de hauteur.
Qui l'emportera des deux éléments en contact: l'état de nature, peu favorisé par le sol, ou la civilisation, son prestige et ses forces? Evidemment, c'est la civilisation. Mais les noirs Australiens ont rencontré un auxiliaire sur lequel, ils n'avaient vraisemblablement pas compté; le lapin. Il n'y a nullement pas de quoi rire, c'est même extrêmement sérieux pour les grands propriétaires de moutons, qui possèdent jusqu'à trois et quatre mille têtes de bétail.
"Les lapins, dit M. Edmond Cotteau dans un récent voyage en Océanie, autrefois inconnus en Australie, y ont été introduits d'Europe et se sont tellement multipliés, qu'on les considère aujourd'hui comme un véritable fléau. Leur armée, partie de Victoria, s'avance régulièrement de cent kilomètres par an vers le nord, à travers la Nouvelle-Galles, et ne tardera pas à envahir le Quennsland. Là, où sont établies leurs colonies prolifiques, il ne reste plus d'herbe pour les moutons. On a essayé de les détruire de mille manières, on a même été jusqu'à construire à grands frais des barrières en pierres pour s'opposer à leur marche en avant: tout a été inutile. Maintenant, leur tête est officiellement mise à prix. Chaque propriétaire paye 25 francs pour mille moutons et le produit de cette taxe sert à rémunérer les chasseurs de lapins à raison d'un penny pour chaque paire d'oreilles."
Et maintenant, un mot pour finir.
Le nom de cette rivière d'Endeavour au bout de laquelle s'est passé le drame que nous avons raconté, à certainement réveillé chez plus d'un des souvenirs de lecture. C'est Cook lui-même qui baptisa ce cours d'eau du nom de son navire. Il avait failli le perdre sur la grande barrière de récifs qui, pendant plusieurs centaines de lieues, suit une direction parallèle au continent australien. Heureusement pour l'illustre navigateur, la roche de corail qui avait troué l'Endeavour, s'était brisée et avait bouché la majeure partie de la voie d'eau. Cook dut son salut à cette singulière circonstance.

                                                                                                     Constant Améro.

Journal des Voyages, dimanche 14 avril 1889.

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