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jeudi 10 octobre 2013

En Arabie.

Les marchés d'esclaves à Hodéida.

Nous empruntons au journal le Temps l'intéressante correspondance suivante:
Située sur la côte asiatique de la mer Rouge, la ville de Hodéida est dans une position unique pour les deux genres de trafic qu'elle fait: le café et les esclaves. Après quatre ou cinq jours de marche, on arrive à Sana, la capitale du Yémen, le pays du moka; après une traversée de quelques jours, on atteint la côte africaine de la mer Rouge et la côte somali, où l'on embarque les esclaves. Commerce ouvert et commerce caché, mais toléré, tous deux donnent à Hodéida une certaine importance qui serait plus importante encore si la ville n'était absolument dépourvue de port.
La côte est nue, plate, sans végétation aucune, mais à deux jours de marche, cesse le désert: le sol s'élève, on rencontre de hautes montagnes et bientôt on accède sur le plateau. Là tout change; on est dans un climat tempéré, sur un sol riche; l'Yémen, c'est le vrai pays du café. De Sana, les mulets apportent la marchandise à Hodéida surtout , et aussi un peu à Aden; mais Aden est plus loin et pour y aller il faut traverser des tribus absolument indépendantes, tandis que tout le territoire, depuis Sana jusqu'à la mer Rouge, fait partie de l'empire ottoman. Si le café vient d'abord à Hadéida, il est généralement embarqué là pour Aden, d'où on l'expédie en Europe; c'est à Marseille que l'on en envoie la plus grande quantité; après Marseille, les ports qui importent le café sont Londres, Gènes, Le Havre, New-york, Philadelphie et ceux de l'Egypte.
A côté du café il est une autre marchandise, les esclaves, dont le commerce, pour être caché, n'en est pas moins florissant. Malgré les croisières de l'océan Indien et de la mer Rouge, la marchandise noire continue à affluer sur la côte d'Arabie; le gouvernement turc ferme les yeux et, grâce à cette complicité tacite, on vend toujours des esclaves un peu partout, principalement à Djedda et à Hodéida.
C'est qu'elle est bien grande, cette côte d'Afrique, et quelques navires disséminés de Zanzibar à Souakim sont loin d'être suffisants pour assurer la répression de la traite: un navire voit à environ onze milles de distance: combien de barques ou même de bâtiments plus importants échappent à sa vigilance ! Il faudrait, pour exercer une surveillance effective, une quantité innombrable de croiseurs, ce qui, naturellement, serait une dépense considérable. Et encore, pourraient-ils arriver à un résultat sérieux ? C'est fort peu probable. En admettant que tout navire quittant la côte africaine serait aperçu, en admettant même, chose impossible, que chaque barque serait visitée, il resterait à prouver que le bâtiment suspect transporte des esclaves.
Les capitaines de négriers s'entendent merveilleusement pour cacher leur marchandises; aussitôt qu'un navire de guerre s'approche, les esclaves sont jetés à fond de cale; on entasse sur eux des barils, des ballots, des objets de toute sorte: tant pis si l'esclave étouffe; il s'agit avant tout de faire passer le négrier pour un honnête bâtiment de commerce. Dans la mer Rouge, les patrons de négriers emploient un autre moyen: ce sont en général, des enfants qu'ils transportent, lorsqu'ils sont poursuivis, comme ils ne peuvent cacher leur marchandise à bord, ils la débarquent dans quelque îlot et jettent les enfants dans des grottes, cavernes, etc..., dont ils masquent l'entrée de leur mieux. Dans ces conditions, on comprend la difficulté de saisir les négriers en flagrant délit. Une chose enfin vient rendre la répression de la traite moins facile encore: c'est, chose assez fréquente, l'assentiment des esclaves eux-mêmes. Ceux-ci sont guidés par deux raisons en agissant ainsi: libérés, que feraient-ils de cette liberté qu'on leur rend? Seuls, loin de leur pays, il ne leur restera bien souvent qu'à mourir de faim; aussi voit-on des esclaves affranchis allaient se revendre. En second lieu, ils redoutent les Européens, les Arabes leur répétant que les blancs mangent les nègres. Si absurde que puisse nous paraître cette accusation d'anthropophagie, le fait est qu'elle rencontre beaucoup de crédules: une petite esclave qui venait d'être racheté par un Européen est restée trois nuits sans fermer l'oeil, de crainte d'être dévorée par son nouveau maître. A ce propos, il faut remarquer que tout esclave acheté par un Européen est affranchi en même temps; mais il est difficile de le lui faire comprendre; je voyais, il y a quelques semaines, deux jeunes Gallas amenés récemment au Caire par un voyageur; en vain leur répétait-on qu'ils étaient libres, ils se croyaient toujours esclaves.
Ainsi donc, lorsqu'un croiseur trouvera à bord d'un bâtiment des nègres, que fera-t-il si ceux-ci disent avoir été embarqués de leur plein gré? Il laissera partir le bâtiment qui, quelque jours après, débarquera sa marchandise en toute tranquillité. La répression de la traite sur mer est donc chose fort difficile; pour un négrier qui est pris, dix échappent et le résultat est loin d'atteindre le but proposé. Pour arriver à supprimer la traite, il faudrait supprimer les marchés d'esclaves, qui sont toujours florissants sous la tolérance du gouvernement turc.
Autrefois la marchandise noire était vendue sur la place publique, aux enchères; aujourd'hui, le commerce se fait en cachette, voilà toute la différence. Les négriers débarquent leur marchandise sur un point désert de la côte, et on l'emmène ensuite à Hodéida par terre: tout le monde connaît l'arrivage: le gouverneur en est informé le premier, mais les apparences sont sauvées et le marchand est certain de ne pas être inquiété. Les esclaves sont alors placés chez des courtiers, il y a une vingtaine de ces courtiers à Hodéida, et vendus par leurs soins, soit dans la ville même, soit à l'intérieur du pays. Les prix, naturellement, varient suivant la qualité de l'esclave; ils ont beaucoup haussé depuis quelques années, les marchands étant obligés de donner de plus gros backchichs aux autorités turques. Néanmoins on peut se procurer un domestique pour 60 ou 80 talaris ( le talari vaut environ 4 francs); suivant la provenace et suivant le sexe, le prix est plus ou moins élevé; les nègres venant de Zanzibar ou du Soudan sont en général employés comme domestiques; les femmes gallas (celles-ci viennent du pays de Djimona principalement) et les Abyssines sont fort recherchées; elles sont en général très jolies, elles ont le teint souvent assez clair et le type européen; ce sont elles qui remplissent les harems d'Arabie; une jolie Galla  d'une douzaine d'années se vend couramment 120, 150 et même 200 talaris.
Si, dans une ville comme Hodéida, où il y a deux consuls européens, le commerce des esclaves se fait clandestinement, par contre, il se fait presqu'ouvertement dans les endroits éloignés. A Lohéya, petite ville située au nord d'Hodéida, on crie encore quelquefois le prix d'un esclave aux enchères; le sous-gouverneur reçoit deux talaris par tête d'esclave vendu; de plus, il en chosit un ou deux à chaque nouvel arrivage. Ce fonctionnaire ne sait même pas signer son nom.
On peut estimer à plus de mille, le nombre d'esclaves qui sont vendus annuellement à Hodéida. Or, ce qui se passe à Hodéida, se passe aussi, et sur une bien plus grande échelle, à Djedda.
Voilà les deux grands marchés de chair humaine, marchés où les trafiquants sont sûrs de trouver l'impunité; ces marchés sont le débouché de l'odieux trafic que les croisières sont impuissantes à détruire; pour supprimer définitivement la traite, il faudrait les fermer aux trafiquants. Tant que la Turquie n'aura pas donné entièrement son concours aux puissances européennes, on ne pourra pas dire que la traite a définitivement disparu.

                                                                                                                  X.

Journal des Voyages, dimanche 12 mai 1889.

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