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mardi 13 août 2013

Les gaités du budget

Les gaités du budget

illustrations de J. HEMARD

La discussion du budget, qui s'achève tous les ans à cette époque, nous remet en mémoire une bien curieuse anecdote.
On raconte que le tsar de Russie Alexandre III, feuilletant un jour les pages du budget de la Maison Impériale, tomba en arrêt sur l'article suivant qui le rendit rêveur :
                   " Fourniture de suif pour Sa Majesté.... 10.000 roubles"
Le tsar était bien certain de n'avoir jamais consommé personnellement une telle quantité de matière graisseuse; mais il se demanda, qui diable, dans son entourage immédiat, avait bien pu se livrer à cette débauche de suif, et à quel usage mystérieux, éclairage ou alimentation ?, cette fourniture pouvait bien correspondre.
Il interrogea son ministre des finances qui, pris au dépourvu, ne put donner aucune réponse satisfaisante. Une enquête fut ordonnée; on examina les budgets des exercices précédents, et l'on pu constater que, depuis un temps immémorial, une mention semblable y figurait. Seul variait le montant de la fourniture qui d'année en année, avait été s'élevant suivant une progression constante, répondant sans doute à des besoins nouveaux ou au renchérissement de la matière. Sous le règne précédent, elle s'élevait déjà à 6.500 roubles, en moyenne. Du temps de Nicolas 1er, elle n'était que de 2.500 roubles. En remontant ainsi de proche en proche et en étudiant l'affaire ab ovo,- ab ovissimo, si l'on peut dire- on parvint enfin à découvrir le pot aux roses initial.
C'était sous le règne de Pierre le Grand. Un jour le tsar, au moment de partir pour la chasse par un vilain temps de neige, avait éprouvé le besoin de faire graisser ses bottes et s'était fait apporter à cet effet une chandelle des six, qui avait été facturée au prix d'un demi kopek. Naturellement, une dépense analogue avait été prévue au budget suivant, avec une légère majoration, ainsi qu'il convenait, et d'exercice en exercice, de règne en règne, et de majoration en majoration, sans que personne fût en mesure d'en établir la justification, elle avait fini par atteindre le chiffre respectable qui avait attiré l'attention d'Alexandre III.
Il est bien entendu que l'authenticité de cette anecdote n'est nullement garantie. Mais sous sa forme paradoxale, elle reflète si bien ce que l'on sait d'autre part de l'administration russe! Aussi bien, la légende n'est-elle pas dans un certain sens aussi vraie que l'histoire, dont elle n'est parfois que le raccourci ?
Pourtant ne nous moquons pas trop des pailles budgétaires de la nation alliée. Des scandales encore récents ont démontré dans nos administrations publiques l'existence de poutres tout au moins aussi répréhensibles.
Celles qui seront signalées au cours de cet article ne sont pas les plus grosses, ni les plus dispendieuses. Il n'entre pas, en effet, dans le cadre de cette étude de procéder à un examen raisonné et dogmatique des chapitres du budget. Les lecteurs de Je sais tout seraient en droit de faire grise mine à cet étalage de science financière. Il s'agit seulement d'y pêcher quelques perles et de les présenter, en gardant autant que possible, le sourire.
Un premier plongeon au sein d'un vaste document parlementaire permet de relever quelques détails édifiants. Le volume est d'aspect austère: il a 679 pages, bien tassées. Il a trait au règlement du budget des Affaires étrangères pour l'exercice 1907 et c'est le rapport présenté par M. Louis Marin, député, au nom de la commission des comptes définitifs, après examen de la cour des comptes. Notez en passant que ce rapport a été déposé le 11 juillet 1911, c'est à dire quatre ans seulement après la clôture de l'exercice incriminé. On verra plus loin que c'est un record, dont le détenteur a été chaudement félicité - un record du point de vue de la rapidité - on pourrait aisément s'y méprendre.
Entre autres choses, M. Marin épluche soigneusement les dépenses auxquelles ont donné lieu les réceptions des souverains de Norvège et du Danemark.





Les fournitures de fleurs et plantes se sont élevées au total à 23.855 francs, dont 13.395 francs pour le ministère des Affaires étrangères et 5.460 francs pour la Présidence; elles ont fait l'objet d'un marché dont les conditions ont été fixées dans une soumission en date du 31 mai 1907. La réception des souverains de Norvège ayant eu lieu les 27, 28, 29 et 30 mai, cette soumission est donc intervenue postérieurement à l'exécution du marché dont elle est censée déterminer les conditions. C'est beaucoup plus commode.
Il est intéressant de relever les dépenses de lingerie que peut entraîner l'occupation pendant trois jours de quelques appartements du quai d'Orsay par un souverain et les personnages de sa suite:
Location: 1250 serviettes, 300 torchons, 66 tabliers, 64 draps, 6 peignoirs.





Blanchissage: 2.039 serviettes, 640 torchons, 358 tabliers, 59 nappes, 21 paires de gants, 16 paires de bas, 7 faux-cols, 2 peignoirs.


Ce n'est pas seulement dans Aristote que le chapitre des chapeaux a son importance.
Les dépenses de chapellerie remboursées à l'Elysée lors des réceptions royales ont été de 5.561,60 francs, en ce qui concerne les souverains de Norvège, et de 5.360,25 francs en ce qui concerne les souverains du Danemark.


Il y avait eu également une dépense de 1.085,18 francs pour les fournitures suivantes: 60 balais, 12 martinets, 12 vases, 12 brocs, etc.

Un document parlementaire dû à M. Emmanuel Brousse, et publié en 1913, est à cet égard, très instructif. On y trouve la liste des livres et périodiques ayant un caractère technique et indispensable, acheté pour les besoins du personnel du ministère de l'Intérieur. Ces livres sont: L'aventure d'Huguette, Pudique Albion, Le Masque de fer, Un beau mariage, Au dessus de l'abîme, L'homme aux cinq louis d'or, Lueurs sur la cime, L'Ecole de la vie, L'Ange, Le crime de Sylveste Bonnard, La Faute de l'abbé Mouret, etc.
Le rapporteur signale un certain nombre de cas dont l'énumération complète serait fastidieuse. C'est un inspecteur, qui n'a jamais rien inspecté, et a néanmoins touché son traitement pendant plus de dix ans; ce sont des agents chargés de missions absolument fictives, à l'étranger, et qui ne quittent pas Paris; c'est un chef de cabinet de ministre dont on veut augmenter de 6.000 francs les appointements et qu'on nomme à cet effet secrétaire d'ambassade dans un poste supprimé, en omettant de faire paraître la nomination dans l'Officiel; c'est un délégué, nommé à la commission du Danube, bien que le poste ne fût pas vacant: en attendant la vacance, on le nomme pour la bonne forme, ministre à Addis-Abbeba, et on le retient à Paris, en le payant, bien entendu; c'est un architecte, à qui on veut donner une gratification de 2.500 francs et qu'on qualifie à cet effet "d'agent interprète en Chine"; c'est encore un personnage chargé d'une mission au Maroc, à raison de 15.000 francs par an: on lui fait attendre pendant onze mois, à Paris, les instructions du ministre, et la mission prend fin... avant d'avoir commencé.
M. Brousse rappelle que les relations diplomatiques avec le Vénézuéla sont rompues depuis 1907. L'Administration n'en a pas moins maintenu au budget, jusqu'en 1911, les crédits nécessaires à notre représentation. Les agents ont donc reçu, en quatre ans, 92.462,50 francs... pour des fonctions inexistantes.
Il n'est pas inutile de le répéter: nous ne retenons ici que les faits caractéristiques, ceux qui peuvent se passer de commentaires, et nous écartons de parti délibéré ceux qui nécessiteraient de longs et rebutants détails techniques. Or, c'est précisément ces derniers qui, dans les rapports de M. Brousse et de M. Marin, sont accolés aux chiffres les plus importants.
Mais, dira-t-on, il y a pourtant des contrôleurs, des réviseurs, des inspecteurs, des vérificateurs dans nos administrations centrales!
Le rôle de ces agents a été nettement défini par M. Franc-Nohain: les contrôleurs...contrôlent; les réviseurs révisent; les inspecteurs inspectent; les vérificateurs vérifient, et la Princesse n'en est pas moins roulée.
Qu'il soit permis de citer à ce sujet une anecdote typique que le fantaisiste Emile Goudeau a prise à son compte dans  Trente ans de Paris , mais qui nous a été narrée sous une forme un peu différente, par le principal intéressé:
Dans les environs de l'année 1879, j'étais entré au ministère de la Guerre en qualité de commis, et, résolu à ne pas faire de vieux os dans cette galère, je passais le plus clair de mon temps à rimer des sonnets destinés à un petit journal du Quartier Latin. Administrativement parlant, j'étais chargé d'examiner les comptes de liquidation du 15ème corps d'armée. Cette besogne eût nécessité la connaissance approfondie de cette opération délicate que l'on appelle l'addition. Dans le zèle des premiers débuts, j'avais bien essayé de vérifier les totaux des longues colonnes de chiffres que comportaient les pièces comptables confiées à ma vigilance: après avoir obtenu des résultats infiniment variés, je ne tardai pas à reconnaître que les totaux initiaux étaient généralement exacts. J'érigeai en loi cette constatation et désormais, je me contentais de les cocher au crayon bleu. J'abattais ainsi une besogne au dessus de la normale et je serai sans doute parvenu à une haute situation si j'avais persévéré dans cette carrière.
Je savais qu'après cette première " vérification ", si j'ose m'exprimer ainsi, les compte du 15ème corps passeraient dans d'autres bureaux chargés de contrôler mon travail. Je soupçonnais véhémentement les dits bureaux de pratiques analogues aux miennes, et je voulus en avoir le coeur net. Peu de jours avant de donner ma démission, j'avisai une énorme liasse de pièces comptables, dûment cochées par moi, et j'y insérai subrepticement un hareng saur, apporté par un vieil expéditionnaire en vue de son repas. Le tout, ficelé solidement, fut envoyé au visa du chef de bureau, puis à la signature du Directeur.
Quelques mois après, étant venu serrer la main à mes anciens collègues, je leur demandai négligemment s'il était possible de jeter un coup d'oeil sur le compte de liquidation du 15ème corps pour l'exercice 1878. On exhuma la liasse: la chemise était couverte de visas, de multiples cachets et de signature dont les paraphes résolus semblaient être l'indice de consciences pures et tranquilles. On déficela le paquet. Est-il besoin de dire que le hareng y était toujours , de plus en plus saur?
C'est depuis ce temps là que j'ai perdu la foi aux redoutables contrôles dont l'Administration française est hérissée.

Et la Cour des Comptes? pourra-t-on objecter.
L'examen de la Cour des Comptes! Il n'en faut point médire. Comme chacun de nos ministères lui soumet, bon an mal an, environ 150.000 pièces comptables, la charge de sept à huit voitures de déménagement, on pense bien qu'elle ne les épluche pas tous. Néanmoins, grâce à des coups de sonde judicieux, elle découvre pas mal de loups qui servent à documenter les rapports présentés à la commission des comptes définitifs. Mais il faut bien le dire, ces rapports tombent au milieu de l'indifférence générale. Les ministres dont les services sont visés y jettent un coup d'oeil distrait; le Parlement s'en désintéresse. Songez qu'ils se produisent généralement une dizaine d'années après les faits irréguliers qui sont mis en cause. C'est de la moutarde après le dîner: il y a longtemps que la digestion est faite.
Si les administrations méritent souvent le reproche de prodigalité, il est juste de reconnaître qu'elle font preuve parfois d'une singulière parcimonie. Des flots d'encre coulent, des montagnes de paperasses s'accumulent en vue de faire rentrer dans les caisses de l'Etat des sommes variant entre 1 et 10 centimes.
Veut-on un autre exemple? Il date d'une trentaine d'années mais n'en garde pas moins toute sa saveur.
On sait que dans beaucoup d'administrations, en vue de protéger les archives contre les dépradations des souris et des rats, on investit du poste de conservateur, des agents qui, une fois n'est pas coutume, sont tout à fait qualifiés dans l'espèce: ce sont des chats, dont la nourriture est en général prévue au budget pour 0,05 francs par jour. Il en existe encore, paraît-il au Sénat, au siège des Pompes Funèbres, etc. Il en était de même dans les différents locaux du ministère de la Guerre. Mais le général Farre, après avoir supprimé les tambours, se sentant en verve de réformes, supprima également les crédits affectés aux modestes serviteurs en robe fourrée qu'il s'indignait de voir émarger au budget. Avec une rudesse toute militaire, il s'appuyait sur ce dilemne captieux: " de deux choses l'une: ou les chats mangent les souris, et alors, il est inutile de leur donner du mou; ou bien ils n'en mangent pas, et il faut les révoquer" Et il les révoqua.

Le Budget de la Ville de Paris est-il à l'abri des critiques auxquelles donne lieu le budget de l'Etat?
Si l'on ne considérait que le chapitre des recettes, on constaterait que l'administration municipale semble fort attentive à ne rien laisser perdre. Nous citerons dans cet ordre d'idées la redevance payée par l'adjudicataire du droit de récolter les oeufs de fourmis dans le champs d'épandage de Méry sur Oise, oeufs de fourmis qui sont revendus à des particuliers, pour l'élevage des faisans. Un autre adjudicataire a obtenu, moyennant une redevance minime, le droit de ramasser les vieux bouchons flottant à la surface des bassins de dégrossissage du service de l'assainissement de la Seine. Il y a quelque années, une somme annuelle de 12 francs était payée par le concessionnaire du droit de vendre des bougies à l'entrée de l'ossuaire municipal. (On sait que les amateurs admis à visiter les Catacombes sont tenus de se munir de luminaires au moment de la descente).
Certes, il n'y a pas de petits profits, et il serait inconvenant de railler l'administration économe qui a cru devoir mettre en adjudication " la coupe  de la barbe et des cheveux des porteurs des Pompes Funèbres". Tout au plus pourrait-on s'étonner qu'il n'ait pas songé à la vente des sous-produits. Les grognards du Premier Empire, si l'on en croit Georges d'Esparbès, n'avaient-ils pas eu l'idée gracieuse d'offrir au Roi de Rome un oreiller mignon bourré du crin de leur héroïques moustaches! Et ne pourrait-on pas concevoir, au profit des pupilles de la Seine, par exemple, une utilisation analogue des résidus pileux qui tombent sous les ciseaux du coiffeur adjudicataire de la Ville de Paris ?
Mais si l'on passe au chapitre des dépenses, on est obligé de déchanter, et l'honorable rapporteur du budget municipal, M. Louis Dausset, nous en apprend de belles.


Il constate que, dans la plupart des cas, les devis de travaux sont établis par les entrepreneurs, directement intéressés à les majorer, alors que normalement, l'entrepreneur ne devrait agir que sur la demande de l'architecte de la Ville.
" C'est à des pratiques de cette nature qu'on doit de payer 15 ou 18 francs un simple graissage de serrure qui pourrait aisément être fait pour quelques sous."
Voilà qui nous ramène aux fournitures de suif qui faisaient rêver Alexandre III.
M. Dausset signale que les poêles, dans les écoles, sont facturés aux prix les plus divers: ici 220 francs, là 270 francs, ailleurs 360 francs; que leur entretien entraîne une dépense annuelle de 392.000 francs, soit 80 francs en moyenne par appareil; que ce sont les entrepreneurs eux-mêmes et non les directeurs intéressés, qui apprécient l'urgence des travaux: il arrive ainsi que l'on remplace par  des appareils neufs des appareils en service qui donnent toute satisfaction.
"Dans une école de filles, l'installation d'une sonnette à la porte d'une grille sur rue entraîne une dépense de 365 francs. Dans une école de garçons, le remplacement du cordon servant à tirer la sonnette de la porte d'entrée a coûté 205 francs"
On voit que la Ville de Paris est logée à la même enseigne que l'Etat.
Si l'on songe que le budget parisien se chiffre actuellement par un demi-milliard environ, que celui de l'Etat s'élèvera probablement cette année au dessus de cinq milliards; si l'on songe, d'autre part, aux coupes sombres que les rapporteurs se voient contraints de réaliser, la mort dans l'âme pour ne point dépasser ces chiffres; que leur réductions portent souvent sur les crédits intéressant la défense nationale, sur des travaux urgents qui se trouvent ainsi ajournés indéfiniment, sur des propositions faites en faveur d'humbles serviteurs, comme les sergents de ville ou les facteurs ruraux, on est amené à envisager avec une philosophie moins apaisée ce qu'on est convenu d'appeler les Gaîtés du Budget, et à dire, avec Figaro, qu'il faut se dépêcher d'en rire pour n'être point obligé d'en pleurer.
                                                    
                                                                                                                   Henri Morandes
Article paru dans le mensuel Je sais tout , daté du 15 juillet 1913.

Nota de Célestin Mira, moine copiste: toute ressemblance avec des évènements récents ne pourrait être que fortuite.

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