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jeudi 22 août 2013

La Nouvelle-Asnières.

La Nouvelle-Asnières.

Un jour du dernier juillet, je reçus ce télégramme de mon frère, absent depuis quelques semaines: Toute urgence attendons Nouvelle-Orléans. Je quittai donc ma femme, je pris le train pour le Havre, et de là, je m'embarquai pour New-York, où j'arrivais le 6 août.
A New-York, je trouvai un télégramme de ma femme, m'expliquant qu'il y avait eu erreur dans la dépêche de mon frère, et que le véritable texte était: Toute urgence, attendons nouvelles Orléans.
Assez ennuyé, je me disposai à reprendre la route du Havre, mais le premier bateau ne partait que dans cinq jours. Comment passer le temps d'ici là ?
N'étant jamais venu en Amérique, je craignais, en parcourant ce pays, de diminuer l'excellente impression que m'en avait laissée mes lectures. Cependant, un voisin de tramway m'ayant vanté les merveilles de la Nouvelle-Asnières, une ville fondée en 1898 dans le Kentucky par des émigrés français, je résolus d'y faire un court séjour. Justement mon ami de tramway s'y rendait.
Il me prévint: "Munissez-vous de quatre ou cinq chapeaux de feutre, de soixante verres à liqueur, de douze paires de bretelles. A propos, vous pourrez emporter aussi un cent de crayons. C'est largement suffisant pour passer deux jours à la Nouvelle-Asnières."
Il m'apprit en chemin que la Nouvelle-Asnières est une ville de trois cent mille âmes. On comptera parmi ses célébrités Z..., grand historien, T..., excellent poète, N..., fameux général. (Ils sont actuellement âgés de trois ans environ et n'ont pu encore faire leur preuve.)
Le point saillant des institutions de la Nouvelle-Asnières, c'est que la monnaie n'y est point en usage, et que les transactions s'y font par voie d'échange. Exemple: les fonctionnaires reçoivent des pots-de-vin, qui sont de véritables pots remplis de véritable vin.
On remarque dans la ville de très beaux monuments, notamment la maison de justice, qui a coûté à construire cinquante mille savons fins (le porche seul, richement sculpté, revient à cinq cents ulsters gris.)
Dès mon arrivée, je m'aperçus que le conseil de mon ami n'était pas inutile, et que les provisions qu'il m'avait fait emporter m'étaient absolument nécessaires. Au cocher qui nous conduisit à l'hôtel, nous offrîmes pour sa course un joli encrier de voyage. "Allons, bourgeois, nous dit-il, vous ajouterez bien quelques oeufs frais."
J'ai été enchanté de mon séjour à la Nouvelle-Asnières. On y vit très convenablement à raison d'un chapeau haut de forme par jour, et moyennant un moule à cigarettes, une paire de pantoufles ou en seau à charbon, selon la place, on assiste au théâtre à des représentations fort intéressantes.

                                                                                                          Tristan Bernard.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 janvier 1903.

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